12. Dans le Désert
Virelai courut jusqu’à en avoir les poumons remplis de poussière. Puis il courut encore. Il courut jusqu’à en avoir les yeux aveuglés par le soleil. Le soleil se couchait, mais il continua d’avancer en trébuchant. Il ignorait complètement où il se trouvait et s’en souciait encore moins, du moment qu’il se trouvât loin d’Alisha Alouette-du-Ciel et de la pierre avec laquelle elle l’avait touché. Il avait traversé une zone désertique, puis des étendues de buissons épineux, avait buté dans un cul-de-sac, un ravin desséché d’où il avait dû se tirer par escalade, à moitié aveuglé, au crépuscule, les muscles tremblants de terreur à l’idée de s’écraser sur les rocs acérés. Il avait traversé une rivière, sans en avoir eu l’intention – du sable mou était devenu de la boue qui avait tenté de l’aspirer, il s’était jeté en avant pour y échapper et s’était retrouvé dans de l’eau jusqu’aux genoux, puis sur l’autre rive sans presque avoir eu le temps de prendre conscience de la transformation des éléments.
À présent, toute lumière avait disparu du ciel et, soudain effrayé, il pouvait sentir le martèlement de son cœur dans sa poitrine. Impossible d’aller plus loin. Dès qu’il s’arrêtait, chaque parcelle de son corps réclamait à grands cris son attention. Il avait mal partout. Et d’une manière à laquelle il n’était pas habitué : des douleurs insistantes, impossibles à ignorer, des déchirures, des meurtrissures, une détresse générale. Les muscles de ses jambes étaient raides et brûlants. Il avait la poitrine prise dans un étau comme si on l’avait impitoyablement enserrée de cordes, il pouvait entendre le son sifflant qui s’en échappait à chaque souffle, il pouvait sentir l’air qui lui décapait les poumons. Et dès qu’il prenait conscience d’une douleur ici, une autre venait la chasser. Il avait une épine dans le pouce de son pied droit, une pierre coupante avait entaillé la plante de son pied gauche ; une vile plante du désert avait collé des petites ventouses, comme des bouches, le long de ses mollets. Ses cuisses semblaient devenues de bois, tant elles étaient durcies – mais un bois incendié par un feu de forêt. Les morsures d’insectes le piquaient et le démangeaient. La sueur – une humeur qu’il n’avait jamais exsudée de toute son existence, et encore moins en telle quantité et avec une telle odeur – avait dégouliné entre ses jambes et sous ses bras, puis, en séchant, lui avait irrité la peau.
Et à travers tout cela, son esprit était harcelé par une question qu’il n’osait examiner, et à laquelle il osait moins encore trouver une réponse.
Que lui avait fait Alisha Alouette-du-Ciel ? Et comment avait-elle osé prendre une telle décision de son propre chef ? Compte tenu des propriétés de la pierre, elle aurait aussi bien pu le détruire, l’effacer de la surface d’Elda comme ces autres malheureux foudroyés par son éclat meurtrier, les yeux blancs, le corps aussi mou et inanimé qu’une poupée de paille. En l’occurrence, la mort elle-même lui semblait préférable, car son corps – plus vivant qu’il ne l’avait jamais été de toute son existence – n’était qu’une plaie.
Si c’est là ce que signifie être vivant et complètement humain, se dit-il, je me contenterai de retrouver mon ancienne demi-vie, malgré ses limitations particulières.
Il se laissa lourdement tomber sur le sol sablonneux et enfouit sa tête dans ses mains, ce qui ne lui valut rien de plus qu’un sombre martèlement dans les tempes et une nouvelle douleur à la nuque. Aussi s’appliqua-t-il à extraire l’épine qui s’était logée dans son doigt de pied. Cette entreprise l’occupa si longtemps que le ciel oriental s’empourprait déjà légèrement lorsqu’il en eut fini. Mais c’était un soulagement énorme, miraculeux, qui l’envahit comme une vague de chaleur.
« Extraordinaire », marmonna-t-il. Sa voix même lui paraissait différente, un fort croassement au lieu de son habituel murmure d’herbe sèche.
Son nouveau corps lui parlait, de manière urgente. Il avait soif. Il avait faim. Combien de temps depuis qu’il s’était nourri ? Sa piste était marquée par de légers creux et des traînées dans le sable, des traces qui s’étiraient à travers les dunes et les rares buissons, mises en relief par la lueur rosée du soleil qui se levait.
Il n’avait pas de but. Revenir sur ses pas lui paraissait donc moins difficile qu’à un autre voyageur perdu dans ce désert. En vérité, raisonna-t-il, n’importe quelle direction était aussi bonne, ou aussi mauvaise, qu’une autre. La petite rivière qu’il avait traversée ne pouvait se trouver très loin : l’ourlet de sa tunique était encore humide. Se découvrant une résolution nouvelle, qui pouvait être considérée comme un désir de survie, une résolution qui semblait partie intégrante de ce mode nouveau et peu familier d’existence, il redressa les épaules et força ses muscles gémissants à suivre la piste en sens inverse.
*
* *
Sur la rive nord du courant d’eau qu’il avait traversé aux petites heures du jour, Virelai découvrit une zone de sol labouré, avec un amas d’objets abandonnés qu’il n’avait pas remarqués dans l’obscurité. Il y avait des marques fraîches dans la boue, elles cédaient un peu sous la main au lieu d’être recuites par le soleil et dures comme de la pierre ; c’étaient les traces de nombreux sabots de chevaux et de grosses bottes. Les miliciens qui avaient attaqué leurs ravisseurs étaient passés par là, pas très longtemps auparavant. Il le supposait à cause d’un morceau d’étoffe déchiré, au pied d’un buisson épineux. Il était décoloré, zébré de rose et de vert, et il le reconnut tout de suite. C’était une étoffe tissée par Alisha sous la gouverne d’une des vieilles Nomades, et Alisha l’aimait beaucoup, malgré sa teinture inexperte et ses ourlets aux lignes hésitantes ; elle l’avait gardée pour matelasser le fond de son vieux coffre en bois, jusqu’à ce qu’un caprice de Falo la lui ait fait aimer aussi, comme il arrive avec les petits enfants. Après avoir dépassé cette phase de son enfance, Falo avait exigé que l’étoffe fût placée sur son lit tous les soirs ; sans elle, il ne pouvait dormir.
En regardant maintenant le tissu, tristement drapé sur un rocher au cœur de ce désert inhumain, Virelai sentit soudain une boule inattendue lui serrer la gorge : la dernière fois qu’il l’avait vu, c’était dans le chariot d’Alisha et de Falo, le jour funeste où les soldats les avaient attaqués. Le dernier jour de Falo sur Elda.
Avec chagrin, il alla ramasser l’étoffe. En dessous, ce n’était pas un rocher, mais le cristal de voyance d’Alisha Alouette-du-Ciel.
La roche massive était posée par terre, et la poussière ternissait ses facettes polies et muettes. Les soldats l’avaient de toute évidence considéré comme sans valeur et abandonné comme n’importe quel rebut. Il était lourd, il les retardait, ils n’en voyaient pas l’utilité, alors ils l’avaient jeté, avec le tissu qui l’enveloppait.
Virelai examina le cristal, la tête un peu penchée de côté, aussi méfiant qu’un oiseau observant un serpent. Il avait été élevé parmi des pierres semblables : le Maître en possédait une vaste collection, et il connaissait leur pouvoir. Le cristal que Virelai avait volé à Sanctuaire avait été de la même provenance que celui d’Alisha, extrait des rocs brûlants de l’Échine du Dragon, là où les Monts Dorés rejoignent les grands pics volcaniques du Sud. Découvert au temps de la grand-mère d’Alisha, il avait été transmis à la sage et vieille devineresse, Fézack Chante-Étoile, puis à Alisha. Et Alisha avait eu beau prétendre que le cristal avait perdu beaucoup de son pouvoir depuis la mort de sa mère, Virelai n’était pas sûr que ce fût la vérité.
La proximité du cristal lui hérissait la peau – sa peau nouvelle. Il vibrait. Il chantait. Virelai savait qu’il ne pourrait jamais l’abandonner là sans au moins l’effleurer. Mais les exigences de la soif parlaient plus fort. En gardant un œil sur le cristal, au cas où il s’enfouirait soudain dans le sol ou se fondrait dans son environnement, il recula jusqu’à l’eau, en prit dans ses mains en coupe et en déversa à plusieurs reprises dans sa bouche et sa gorge reconnaissantes. Parmi les détritus laissés par les soldats, il trouva une gourde de peau miraculeusement presque intacte, encore bien utilisable malgré un petit trou dans un coin. Il la remplit. Il n’y avait malheureusement pas de nourriture. Il s’efforça d’oublier sa faim, puisqu’il n’y pouvait pas grand-chose.
Il ne devrait pas retarder plus longtemps d’interroger le cristal. Il appuya la gourde en équilibre contre le buisson épineux, s’accroupit sur ses talons et posa les mains sur la pierre. Il constata d’abord seulement qu’elle était étonnamment fraîche, malgré le soleil haut dans le ciel qui diffusait autant de chaleur qu’un four à pain. Le cristal était comme une bénédiction entre ses mains. Sans en avoir conscience, il le caressa, en suivant les contours du bout des doigts, puis il y appliqua ses paumes, plus fermement mais avec douceur. Il ne se passa rien. Virelai avait l’impression de tenir une roche inanimée, froide et pesante. Même Alisha avait détesté le cristal, il se le rappelait.
Comme si elle avait réagi à ce souvenir, la pierre s’anima brusquement en bourdonnant, lui lançant des petits frissons dans les bras. Puis, aussi bruyante qu’une ruche d’abeilles, elle s’empara de lui, envahissant toutes ses sensations, jusqu’au tréfonds de son crâne. Il vit des lumières multicolores nager dans sa tête, et avec elles, des visions.
Cinquante ou soixante hommes et femmes en train de brûler dans un grand engin rond fait de barres entrelacées, un métal chauffé à blanc qui les maintenait captifs dans les flammes, mais permettait à une foule de spectateurs de bien voir leurs tourments. Sur une estrade, derrière la foule, se tenait la créature boursouflée qu’il connaissait sous le nom de Tanto Vingo, portant de riches habits pourpres ; sa tête chauve était ceinte d’une couronne de fleurs éclatantes, et deux femmes à peine vêtues lui enlaçaient les jambes. Près de lui, on avait dressé un cadre de bois. Une silhouette nue y était attachée, poignets et chevilles ensanglantés par le fil de fer barbelé qui les liait. Les paupières avaient été cousues pour demeurer ouvertes, de manière grotesque, mais Virelai connaissait le visage de Saro Vingo comme le sien propre. À l’arrière-plan, des murailles et des tourelles élégantes aux teintes rouges et rosées se dressaient dans un ciel éclatant strié de pourpre et de rouge, avec des nuages de fumée déchiquetée, épaisse et noire…
Virelai battit des paupières, horrifié par ces images.
C’est impossible, se dit-il. Les idées se bousculaient dans sa tête. C’est impossible. Il réfléchit intensément. La deuxième brigade de soldats les avait capturés seulement deux jours plus tôt – ou alors il était resté inconscient plus longtemps qu’il ne l’avait pensé. Et ils s’étaient trouvés loin, très loin de Jétra au moment de l’embuscade…
Puis il se rappela ce que lui avait dit la vieille Fézack Chante-Étoile, lorsqu’il s’était joint à la troupe des Nomades : « Il voit toutes sortes de choses, mon cristal de voyance. C’est un des plus beaux, venu des profondeurs de la terre, plus proche de la magie de la Déesse que tous les autres, tu comprends. S’il vous a en amitié, il peut vous montrer non seulement des événements du monde présent, mais aussi ceux du passé, et de l’avenir, ce qui peut arriver. Avertissements, présages, signes, il m’offre tout. C’est la magie de la terre qui parle ainsi, mon garçon, qui nous signale ce que nous avons besoin de voir, afin de guider nos actes et nos pensées. Elda veille sur les siens. Même alors qu’elle nous reprend en son sein, elle veille sur les siens. »
Je vois l’avenir, songea-t-il, morne. Un terrible, un terrifiant avenir. Il n’éprouvait aucune affection particulière pour ceux qui brûlaient dans la cage ronde, même si nul n’aurait dû connaître une mort aussi horrible sous les yeux d’un monstre. Mais voir Saro ainsi traité, et par son propre frère, c’était plus qu’il n’en pouvait souffrir. De tous ceux qui vivaient encore en ce monde, il considérait Saro comme un ami. L’intensité de son outrage le prit par surprise. C’était comme une présence dans sa poitrine, dans sa tête, une explosion de chaleur dans tout son être.
Une pensée folle lui traversa l’esprit. Il allait sauver Saro ! Il se rendrait à Jétra et il le trouverait, il le libérerait, il l’emmènerait dans des régions plus sûres.
Mais, presque en même temps, le désespoir l’envahit. Comment pouvait-il, lui, Virelai, apprenti mage sans talent, énigme et illusionniste, accomplir cet acte grandiose ? Rappelé d’entre les morts, il était perdu dans le désert : une créature contre nature dans un lieu hostile. Il n’avait aucun pouvoir, aucun plan, aucune carte de l’avenir.
Mais peut-être le cristal en savait-il davantage. Il posa de nouveau les mains sur la pierre et se concentra sur l’image de Saro dans son esprit, y mettant tout ce qu’il possédait de volonté.
Malheureusement, au lieu des panoramas jétrains, le cristal lui présentait maintenant la lumière du désert et des nuages tourbillonnants de cendres. Des fissures vomissaient des jets d’un rouge ardent qui s’écoulaient en serpentant, couraient entre de gros rochers, se refroidissaient en rubans et en amas fumants.
Quel est cet endroit ? se demanda Virelai, épouvanté. Comme en réponse, la perspective recula dans le cristal : il voyait maintenant cette scène de loin, un grand pic pointu qui vomissait dans le ciel de la fumée noire et jaunâtre, avec à son pied une vaste bande de sable parsemée de gros rochers. Il pouvait distinguer deux minuscules silhouettes dans le lointain, à l’est et à l’ouest, qui se dirigeaient non pas vers lui qui les regardait mais, follement, de manière suicidaire, vers la montagne qui crachait ses cendres. L’une d’elles était une énorme créature qui marchait à quatre pattes. L’autre semblait humaine, la tête entourée d’une auréole de cheveux roux. Était-ce leur teinte naturelle ou se coloraient-ils de la lumière ambiante, c’était impossible à dire. La première silhouette s’arrêta, se retourna, parut renifler l’air. Virelai la vit mieux alors, et la reconnut.
Bëte. La Bête. Plus grande que nature et guérie des blessures qu’elle avait pu recevoir pendant la déroute, au bord de la rivière.
Il frissonna. Quelque chose d’étrange et de troublant se préparait là, et il ne le comprenait pas du tout.
Il ferma les yeux et reposa son front las sur la pierre. Se rejeta aussitôt en arrière, comme s’il s’était brûlé. Avec une terrible clarté, il avait vu Alisha Alouette-du-Ciel qui s’en venait, montée sur un cheval noir. Il se recroquevilla, horrifié.
Il connaissait ce cheval. Il l’avait vu étendu raide mort sur le même champ de bataille où il avait lui-même été ramené à la vie.
Un filet de sueur lui coula dans l’œil et il battit furieusement des paupières pour s’en débarrasser, voulant et ne voulant pas à la fois voir ce que le cristal lui montrait à présent. L’image se rapprocha. Il distingua le menton volontaire d’Alisha, les rosettes de sueur qui avaient séché sur ses avant-bras, sur son visage, sur les flancs de l’étalon noir. Et il aperçut ses yeux fous, aussi ternes que ceux d’un poisson mort. Le cristal resta longtemps avec ce cheval et sa cavalière, comme s’il n’avait pas voulu rompre le contact avec son ancienne propriétaire. Virelai les observa arriver au sommet d’une dune, vit Alisha se mettre la main en auvent sur les yeux puis pousser l’étalon dans la pente, presque sans arrêter. Ils traversèrent au galop le lit à sec de la rivière sans prendre la peine d’y chercher de l’eau. Ils dépassèrent le grand lézard tacheté qui se dressait sur son rocher, déployant sa collerette, alarmé. Ni le cheval ni sa cavalière ne semblèrent le remarquer. Les doigts d’Alisha étaient férocement refermés en poing dans la crinière de l’étalon. Et dans ce poing, Virelai le savait, reposait la pierre de mort.
Il ne pouvait supporter de contempler leur inexorable progression. Épouvanté par la folie résolue d’Alisha, par l’existence contre nature de Présage de la Nuit, il ôta ses mains du cristal, enveloppa celui-ci dans le tissu qu’il noua, et reprit sa gourde.
Voir ainsi Bëte et la Nomade n’avait fait que raffermir sa propre résolution. Il ne pouvait aller vers le sud : les horreurs potentielles qui s’y jouaient étaient encore pires que celles qu’il avait vues dans la Cité Éternelle. En traînant le lourd cristal derrière lui, Virelai repartit en direction du nord.
13. Parmi les Houris
« Que… Ôte-toi de là ! Ôte-toi de là ! »
Katla s’éveilla en furie, en donnant des coups à droite et à gauche. Un de ses poings entra en contact avec quelque chose qui céda tandis qu’une voix criait brusquement dans une langue étrangère.
Elle s’assit pour regarder autour d’elle. Elle était encerclée par ce qui semblait une nuée de gigantesques papillons, des silhouettes qui voletaient, enveloppées de robes multicolores, et qui observaient désormais une distance prudente.
Désorientée, la tête confuse, elle se demanda soudain si elle avait ingéré une substance qui lui donnait des hallucinations.
Les choses voletantes se rapprochaient de nouveau. « Allez-vous-en ! » cria-t-elle, en grimaçant à l’écho bruyant renvoyé par des pierres.
Les créatures se serrèrent les unes contre les autres.
Katla avait l’impression de rêver. Elle résolut de chercher une manière de s’en échapper. En jetant un regard circulaire sur les environs, elle constata qu’elle se trouvait dans une vaste pièce aux murs de pierre, au plafond haut – inhabituel en soi pour une fille élevée sous des toits de terre gazonnée. De l’autre côté de la pièce, un feu crépitait dans un âtre noir de suie. À sa droite, un long mur, avec en son milieu une énorme porte en bois bardée de fer. Par une paire d’étroites fenêtres on pouvait apercevoir une bande de ciel gris pâle, plein de nuages. Au centre de la chambre, un grand contenant métallique vomissait des nuées de vapeur aromatique.
Tout cela était dépourvu de sens. Où et comment était-elle arrivée là ?
Elle se rappelait avoir escaladé la falaise d’ardoise, la traîtrise de Kitten Soronsen, la vision de sa mère tombée aux mains des raiders. Elle se rappelait s’être sentie très malade, et s’être inquiétée de Hildi, de Bréta, de Magla et de leur capacité à se débrouiller seules si elle s’endormait. À part cela, elle ne pouvait rien se rappeler d’autre.
Elle baissa les yeux. La situation empirait : ses habits – des haillons, en réalité – étaient empilés en tas près de sa couche.
Tous ses habits.
Elle ne pouvait se rappeler la dernière fois où elle avait été nue sous le regard d’autrui. Puis elle se rappela. L’Île aux Epaves. Tam Renard. Mais même à ce moment-là, se dit-elle en repoussant le chagrin de ce souvenir si richement sensuel, il me restait un bas…
Elle saisit ses vêtements pour les serrer contre elle, bondit du lit et se précipita vers la porte.
« Et où crois-tu aller ? »
Une voix familière. Katla s’arrêta brusquement tandis qu’une des volumineuses silhouettes s’interposait entre elle et la porte. Qui que ce fût, on connaissait l’eyrain, même si aucune Eyraine digne de ce nom ne se serait jamais laissé surprendre dans ce bizarre drapé de soie turquoise qui ne laissait visibles que les lèvres et les mains. Les lèvres étaient fardées, un rouge éclatant et scintillant de fleur de Damas. Elles avaient l’air… Eh bien, l’effet était curieusement obscène. Katla se surprit cependant à fixer cette bouche comme si elle détenait la clé de toutes ces énigmes. Ces lèvres bien dessinées, la façon dont elles s’incurvaient en un sourire dédaigneux. Des hommes admireraient cette bouche, mais elle semblait cruelle à Katla, et elle ne la connaissait que trop bien…
Ce fut soudain comme si toute sa poitrine se remplissait de bile.
« Kitten Soronsen ! gronda-t-elle. J’aurais dû savoir que tu t’en tirerais. Et en imitant parfaitement une putain istrienne !
— Je ne te crois guère en position de prétendre à une quelconque supériorité morale, toute nue et crasseuse comme tu es là, une femme qui a ouvert les cuisses à un bateleur ! » ricana Kitten.
Les mains de Katla devinrent des serres. Elle se jeta sur l’autre avec hargne et déchira la soie légère comme s’il s’agissait de la chair même de Kitten. La robe turquoise ne fut bientôt plus qu’une ruine autour des pieds de la fille blonde. Trébuchant dans ses replis soyeux, Kitten tomba par terre en hurlant de rage et Katla fondit sur elle, consumée par le désir de l’anéantir !
Les autres femmes intervinrent pour tirer Katla à l’écart avec des caquètements farouches et inintelligibles dans leur langue étrangère. Les papillons. Même au plus profond de sa soif de sang, Katla fut surprise de la poigne que possédaient ces créatures apparemment fragiles. Mais Grand-Ma Rolfsen lui avait toujours dit de ne pas juger un cheval à sa robe, un homme à sa chevelure ou une femme à la manière dont ses habits étaient taillés. Elle se débattit violemment, mais elle était encore fiévreuse et elle eut bientôt l’impression que ses bras et ses jambes étaient des morceaux de corde mouillée. Contre la détermination des Istriennes, elle ne pouvait rien.
Une silhouette plus grande que les autres, toute vêtue de noir, s’avança. « Couvre-toi », aboya-t-elle à l’adresse de Kitten Soronsen, en lui lançant une robe noire. « Ton corps est un don de la Déesse, à ne pas exposer à tous vents de telle façon ! »
La fille blonde s’inclina avec obéissance. Quelque chose clochait dans son aspect. Katla tendit le cou pour mieux voir, mais la haridelle s’interposa entre elles. Plus grande et plus large que Katla, elle paraissait presque bloquer la lumière. Elle inclina la tête et examina de près sa captive. Katla pouvait sentir le poids de ce regard même à travers le voile que portait la femme. On la scrutait des pieds à la tête, on notait chaque meurtrissure, chaque défaut. C’était une expérience fort déplaisante. Katla avait l’impression d’être une des meilleures juments de son père qu’on évaluait au marché de Sundey. Cette créature va se mettre bientôt à me tâter les jambes et à commenter la forme de mes fanons, se dit-elle.
De fait, la femme en noir se mit à aboyer des ordres aux autres femmes, qui se hâtèrent ici et là dans la chambre pour rassembler des objets et se préparer à une tâche éventuelle. Katla se doutait de quoi il retournait. Puis la femme se pencha plus près. Ses lèvres, révélées par la fente peu flatteuse de son voile, étaient pâles, sans fard, sans forme et sans beauté. Deux poils épais poussaient sur un gros grain de beauté, près de sa bouche.
« Vous êtes comme des démons, vous autres, les femmes du Nord », dit la créature, avec un fort accent. « Vous n’avez ni manières ni retenue. Vous devriez avoir honte. Comment vos hommes peuvent-ils vous aimer quand vous êtes aussi grossières et aussi désagréables ? »
Katla se mit à rire : « Et comment crois-tu que vos hommes vous aiment quand ils vous enroulent dans ces horribles robes et vous enferment comme des prisonnières ? »
La femme en noir pinça les lèvres. « Nous choisissons de porter les robes de la Déesse. C’est une question de respect. » Elle fit un signe aux autres femmes, qui se rapprochèrent de Katla.
Elle leva les poings en tremblant un peu, secouée par des frissons de fièvre. « Approchez encore, et vous allez apprendre ce que grossière et désagréable veulent dire !
— N’ayez pas peur d’elle, lança Kitten Soronsen. Elle est trop souffrante pour vous faire du mal. Voyez comme elle tremble. »
Comme réconfortées par ces paroles, les femmes avancèrent derechef. Avec une vivacité imprévue, la femme en noir évita les poings de Katla et passa sous sa garde pour lui retourner douloureusement un bras dans le dos.
Katla poussa un cri étranglé. Je deviens trop lente, songea-t-elle, misérable, tandis que son bras était tordu encore plus haut. Mais je ne me sens pas bien, malédiction !
Ses genoux se dérobèrent, mais la femme en noir la tenait avec fermeté. Les autres lui prirent les pieds et la soulevèrent. Ensuite, il y eut un grand éclaboussement, et elle fut engloutie.
Encore ! protesta-t-elle intérieurement. Qu’est-ce qu’ils ont avec l’eau, ces Istriens ?
En se débattant désespérément, Katla jaillit du bain parfumé, crachant de l’eau par tous ses orifices. Les femmes reculèrent, alarmées, mais Kitten s’avança, brandissant d’une main une brosse à long manche et de l’autre une barre jaune à l’odeur forte.
« Tenez-la, et je m’en occuperai avec plaisir », déclara-t-elle, un sourire cruel sur ses lèvres si bien dessinées.
Katla cessa de se débattre, tant elle était horrifiée. « De quand exactement date ta trahison, Kitten Soronsen ? Quand les Istriens t’ont capturée, ou quand tu es sortie du ventre de ta mère ? »
Kitten haussa les épaules. « J’ai décidé de faire contre mauvaise fortune bon cœur. » Elle lui adressa un clin d’œil. « Je crois que je pourrais me trouver bien ici. Mais je ne peux imaginer que ce sera le cas pour toi. »
Katla lui adressa un regard flamboyant. « Et les autres ?
— Elles sont au rez-de-chaussée avec les houris de moindre importance. On les récure et on les prépare pour le marché aux esclaves », dit froidement Kitten, en enduisant les poils de la brosse de mousse de savon.
Katla sentit le sang lui monter à la tête, un bourdonnement dans ses oreilles, comme une ruche. Elle voulait sauter du bain toute nue et fourrer cette énorme barre de savon dans la petite bouche cruelle de Kitten Soronsen. Elle voulait la rouer de coups jusqu’à ce qu’elle se rende, elle voulait…
Mais la poigne des femmes se resserra comme si ses intentions étaient limpides.
Kitten éclata de rire et la lueur des chandelles se refléta sur ses lèvres luisantes. Katla, distraitement, s’étonna de voir des luxes comme le fard et le parfum gaspillés pour une Nordique. Qu’avait donc dit ou fait Kitten Soronsen pour se gagner de telles faveurs ? C’était extrêmement dérangeant. Dans son état d’hébétude, Katla ne pouvait y trouver aucune explication logique. Et pourquoi lui offrait-on un bain, à elle aussi ? Un plongeon rapide dans de l’eau, comme le reste de ses compatriotes, aurait suffi pour un court trajet jusqu’au marché aux esclaves.
Puis Kitten fondit si férocement sur Katla, avec sa brosse et son savon de lessive, que penser de manière logique ne fut plus une option pour Katla. Pendant un long moment, il n’y eut plus dans cette pièce d’autres mots d’eyrain qui ne fussent pas uniquement des menaces et des blasphèmes.
*
* *
Katla n’avait jamais été aussi propre de sa vie. Ce n’était pas naturel, et cela lui déplaisait au plus haut point. À Tomberoc, l’existence n’incluait pas des bains parfumés ni l’usage abondant de serviettes pour se débarbouiller – du moins une existence comme la sienne, passée à courir, à grimper, à chevaucher, à pêcher, à collecter des airelles, ou des vers marins pour servir d’appât et, en général, à se livrer à des activités salissantes. La peau de Katla, qui n’avait jamais été entièrement exposée à l’air ambiant depuis qu’elle avait appris à ramper assez vite pour échapper aux attentions de sa mère et de sa grand-mère, brillait à présent d’un éclat inhabituel dans la lumière des bougies. Katla ne s’était jamais sentie aussi nue. On aurait dit que toute la protection de son camouflage lui avait été arrachée. Elle n’était plus une jument de prix, mais une brebis tondue attachée à un pieu pour attirer les loups.
Lorsqu’on l’eut finalement tirée de la baignoire fumante, elle était trop exténuée pour se débattre encore, même si elle avait pris un plaisir enfantin à éclabousser tout le monde d’eau et de mousse. Puis on la tint pendant qu’on la séchait avec des serviettes moelleuses, et deux des femmes lui massèrent tout le corps avec une huile au parfum violent, lui triturant les muscles de leurs doigts puissants et la laissant endolorie et sans forces. Et pendant tout ce temps, elles marmonnaient entre elles dans leur langue sifflante.
« Elles disent que tu ne prends pas soin de toi, lui déclara enfin la femme en noir. Elles disent que ta peau ressemble à une peau de poulet déplumé. Pas douce, ni lisse. Plutôt comme la peau d’un garçon, toute dure et rugueuse. Aucun homme ne voudrait mettre une telle femme dans son lit !
— De quel lit parles-tu ? » contra Katla avec suspicion.
Mais la femme se détourna sans répondre et fit un signe à ses aides. Quelques instants plus tard, le parfum piquant des citrons s’éleva dans les airs, avec une autre odeur plus douce. On s’agita beaucoup, puis une petite table apparut, portant un brasero et un pot.
Katla fronça les sourcils. Quoi, encore ? Si elles s’arrêtaient en plein milieu de leurs soins pour faire une infusion, cela paraissait curieux. Mais ces gens du Sud étaient bizarres.
L’une des femmes trempa des bandes de tissu blanc dans la mixture, avec une paire de pincettes. Puis elle les sortit du pot et avança vers Katla.
« Couche-toi, et ne résiste pas », lui intima la femme en noir, le chef de ces femmes, « ça sera moins pénible. »
Chaque muscle de Katla se tendit comme un ressort comprimé. Par Elda, en quoi pouvait-on lui faire mal avec une bande d’étoffe blanche ? L’instant d’après, deux des femmes l’avaient renversée sur le dos et on lui collait l’étoffe chaude sur le pubis. Katla était outragée. Jusqu’à quel point devait-elle donc être propre pour l’usage bizarre auquel on la destinait ? C’était un traitement épouvantable et absurde, qui dépassait de loin la simple humiliation. Des doigts lui rentraient dans la peau, pressant et lissant des zones intimes que nulle Eyraine n’aurait eu l’audace de toucher, et puis, tout d’un coup, on arracha l’offensant tissu, et elle eut tout le pubis en feu.
« Aaaaah ! »
Le choc lui conféra une force monstrueuse. Dans une décharge d’énergie furieuse, les muscles de Katla se détendirent, elle s’arracha aux mains qui la retenaient et chargea à travers la pièce en beuglant comme un taureau enragé. Elle s’arrêta, le dos au mur, avec la laine rugueuse d’une tapisserie qui lui grattait le dos, en haletant convulsivement. Comme les femmes n’avançaient pas tout de suite, elle prit le risque d’examiner les parties inférieures de son anatomie. Un large espace rouge et dépourvu de poils s’étalait là où aurait dû se nicher des boucles rousses. Elle comprenait à présent pourquoi le bref coup d’œil accordé au long corps pâle de Kitten Soronsen l’avait tant déconcertée.
« Par les mamelles de Féya, hurla-t-elle. Quelle pratique dégoûtante et perverse est-ce là ? »
La femme en noir posa ses mains sur ses hanches. « C’est ton peuple qui est pervers et dégoûtant, déclara-t-elle. Couvrir le don de Falla de vieux poils sales comme ceux d’un ours puant ! Il ne devrait rien y avoir entre un homme et une femme quand ils s’accouplent pour adorer la Déesse. »
C’était une phrase que Katla avait déjà entendue, et elle avait une assez bonne idée de ce qu’elle signifiait. Sa suspicion se concrétisa en certitude : « Ta précieuse Déesse peut pourrir dans ses propres flammes ! » gronda-t-elle. Et elle fonça vers la porte.
Elle l’ouvrit à la volée, pour se heurter à un homme richement vêtu, de taille moyenne, aux traits nets et à la chevelure d’un noir de corbeau que retenait un cercle d’argent. Ils dégringolèrent, bras et jambes emmêlés, mais le désespoir releva Katla la première. Elle allait se précipiter dans le corridor quand l’homme aux cheveux noirs l’attrapa par la cheville. Elle tomba si lourdement qu’elle en eut le souffle coupé et ne put que se recroqueviller en boule, en essayant de respirer.
L’homme se releva d’un bond, la saisit par les poignets et la redressa pour la tenir à bout de bras. Il l’examina des pieds à la tête, puis se tourna vers la femme en noir. « Qu’as-tu donc fait avec celle-ci, Péta ? Elle a l’air aussi appétissant qu’un chat ébouillanté !
— Mon seigneur ! » s’exclama la femme en se précipitant dans le corridor, la tête basse. « Nous n’avions pas fini de la préparer. Il n’est pas convenable que vous jetiez les yeux sur cette pécheresse dans un état interdit. » Elle portait un morceau d’étoffe chatoyante qu’elle se hâta de jeter sur le corps anguleux de Katla.
Loin de le dissimuler, la robe était diaphane et collante. Si c’était « convenable », ces gens du Sud avaient là-dessus des idées très étranges. Quand elle leva les yeux, l’homme l’observait avec un demi-sourire où se mêlaient l’amusement et un léger dégoût. Il la poussa vers Péta, qui lui prit le poignet, y enfonçant ses ongles avec une dureté superflue.
« J’en ai vu bien assez », dit-il d’une voix brève en istrien, tout en s’essuyant les mains sur sa tunique de velours, « pour savoir que celle-là ne fera pas l’affaire. Tu devrais savoir maintenant que mes goûts ne me portent point vers des petites chattes sauvages du Nord. Il y a un moment que j’ai des doutes sur ta capacité à gérer ce harem, et des bagarres et des femmes nues qui s’échappent dans les couloirs n’arrangent vraiment rien. »
Katla dévisageait le noble pendant qu’il s’adressait ainsi à la femme en noir, l’esprit un peu trop embrumé. Elle n’avait pas idée de ce qu’il voulait dire, mais elle ne semblait pas lui avoir fait grande impression, ce qui était un soulagement. Car elle reconnaissait son visage, elle l’avait déjà vu quelque part, et une grande anxiété la gagnait. Une nouvelle vague de nausée l’engloutit. Quand elle rouvrit les yeux, des images vinrent la hanter, déconcertantes – des souvenirs de la Grande Foire, des visions brèves et hallucinatoires d’un voyage, d’hommes en manteau bleu, des arbres qui passaient à toute allure, des flammes, des visages, de hauts édifices, des torches allumées, le visage de Hildi en larmes, la Rosa Eldi lovée comme un serpent autour du roi eyrain, les nobles istriens qui s’agitaient et criaient.
« Rui Finco », croassa-t-elle avant de pouvoir se retenir ; elle fut récompensée par l’expression de totale surprise qui passa sur le visage de l’homme.
Le sire de Forent recouvra bientôt ses esprits. Il inclina la tête. « En effet, admit-il dans l’Ancienne Langue. Je suis flatté que tu me reconnaisses, car je suis bien certain de ne point te connaître. Peut-être aimerais-tu me donner ton nom, afin de remédier à mon ignorance ? »
Katla se mordit la lèvre en maudissant sa stupidité. Que pouvait-elle faire ? Si elle lui disait son nom, il se rappellerait sûrement son identité et sa présente situation humiliante ne serait rien en comparaison du châtiment qui s’ensuivrait. Si elle parlait trop fort ou donnait un faux nom, Kitten Soronsen exercerait à ses dépens une ultime vengeance.
Katla était une fille solide et pragmatique, qui s’abandonnait rarement à des excès mélodramatiques. Elle ne feignait pas, elle ne jouait pas avec autrui. Mais sans possibilité de fuite, sans endroit où se cacher, et sans arme, elle ne pouvait envisager que la ruse.
« Mon seigneur », dit-elle à mi-voix, dans l’Ancienne Langue, « pardonnez-moi… je me sens très souffrante. » Elle porta une main à son front pour garder en place le mince voile et s’affaissa.
Elle se cogna plus fort que prévu sur le sol – tous ces exercices pour apprendre à tomber, avec les bateleurs, n’avaient pas servi à grand-chose, apparemment ! Elle en aurait des bleus du genou à la hanche. Mais tant mieux pour la vraisemblance.
Elle sentait malgré tout le regard du noble sur elle, aussi tranchant qu’une lame.
« Elle n’est ni jolie ni en bonne santé », reprocha le sire de Forent à la gardienne de son harem. « Pourquoi se trouve-t-elle ici et non au rez-de-chaussée en train d’être préparée pour le marché ?
— Mon seigneur… » Péta hésita. « J’ai pensé… J’ai pensé que sa coloration inhabituelle pourrait vous plaire. Vous n’avez aucune femme rousse ici. Une fois qu’elle sera correctement apprêtée, je crois que cela pourrait en valoir la peine. Elle est… dirons-nous, pleine de feu ? »
Rui Finco éclata de rire. « Je te crois sur parole. » Il jeta un coup d’œil aux autres femmes qui se pressaient autour de la porte. « Jana, Pala, vous aurez l’honneur de ma compagnie ce soir. »
Deux des femmes se détachèrent du groupe en courant pour venir l’entourer. Il passa un bras autour des épaules de la première, donna à l’autre un long baiser à travers la fente de son voile. Puis il se pencha vers la femme en noir.
« Tu as trois jours pour me la préparer. Si tu échoues, Péta… » – sa voix devint un grondement menaçant qui hérissa les cheveux sur la nuque de Katla, même si elle ne comprenait pas bien les mots istriens étrangers – « … tu rejoindras les Eyraines au marché aux esclaves. Tu t’occupes depuis trop longtemps des femmes de mon harem. Une main nouvelle leur fera peut-être du bien. »
Puis il jeta une des houris sur son épaule, donna une tape sur l’ample postérieur de l’autre, et disparut à grands pas dans le corridor.
Il y eut quelques instants de silence anxieux, puis les houris se rassemblèrent autour de Péta et de Katla, en caquetant comme des poules. Elles soulevèrent Katla avec soin, la portèrent dans la chambre et la déposèrent sur la couche. Elle entendit la porte se refermer avec un bruit mat. Cette fois, on ferma le verrou.
« Eh bien, ma petite », dit Péta tout bas à l’oreille de Katla, « tu peux tromper le sire de Forent, mais pas moi. Mon avenir dépend de toi, à présent. Ne crois pas que tu peux m’abattre et y survivre. Je veillerai à te tuer d’abord. »
Puis elle la frappa si fort au ventre que Katla en eut le souffle coupé. Alors qu’elle s’étouffait en vomissant, Katla s’émerveilla de la force de cette femme. Péta l’avait frappée du plat de la main et non du poing, ce qui aurait laissé une trace durable. Des années avaient raffiné cette technique, des années de brutalité et de violence.
*
* *
Ce soir-là, on lui épila tout le corps. Elle ne put lutter : six des femmes la tenaient tandis que Péta appliquait les bandes imbibées de sucre de citron et les arrachait ensuite avec une férocité qui ne laissa à Katla aucun doute sur son antipathie à son égard. À la fin de cette torture, elle avait une assez bonne idée de ce qui l’attendait, car la femme en noir avait pris un immense plaisir à le lui expliquer à loisir dans l’Ancienne Langue, qu’elle maniait avec maladresse. On la huilerait, on la parfumerait, on l’embellirait et on l’offrirait comme jouet érotique au sire de Forent. Elle devrait satisfaire à tous ses caprices sans se plaindre, en souriant, ou bien, comme le dit Péta en agitant sous le nez de Katla une vilaine petite dague recourbée : « Je te couperai tes parties féminines et je t’enverrai chez les Sœurs. Et alors, tu souhaiteras m’avoir obéi, car il n’y aura plus jamais de plaisir pour toi en ce monde. »
Katla n’avait pas idée de ce qu’étaient les Sœurs, et aucune envie de le savoir, elle désirait moins encore qu’on altère davantage son corps. Quoi que Rui Finco pût dire de leur envoi à toutes deux au marché aux esclaves – une proposition bien plus attrayante –, dans ces quartiers, en cet instant, Péta faisait la loi.
Après l’avoir dégradée autant que le réclamaient leurs bizarres coutumes, on l’assit et l’on déversa dans sa gorge une brûlante concoction malodorante et piquante, ce qui la fit dormir jusqu’à la journée suivante.
Quand elle s’éveilla, ce fut la tête claire, et débarrassée de sa fièvre. Elle se sentait affaiblie, assoiffée, mais même ainsi elle se sentait mieux qu’elle ne l’eût fait après une nuit passée à boire du sang d’étalon. Elle regarda autour d’elle. Elle se trouvait dans une autre pièce, et deux autres femmes la gardaient, l’une en robe bleue, l’autre en robe lilas, assises sur des chaises cannelées près de la porte, les mains occupées à une tâche compliquée : faire de la dentelle. Leurs doigts se mouvaient avec une preste assurance. Katla se rappela comme Grand-Ma Rolfsen avait été habile à ce même art, assise près du foyer central dans la grande salle de la ferme, son beau vieux visage tout ridé attentif aux dessins de la bande qui croissait régulièrement entre ses mains. À ce souvenir, et au flot de pensées qui le suivit, Katla serra les dents. Sa grand-mère était morte, sa mère prisonnière, son père Sur savait où dans les mers arctiques. Elle ne pouvait compter que sur elle-même, et elle était prise dans un double piège. Si elle était fidèle à sa nature et résistait bec et ongles à ses ravisseurs, elle risquait sa vie, ou des mutilations. Si elle acceptait, sauvant sa peau – et ses parties intimes –, elle devrait se soumettre à l’homme même qui l’avait expédiée au bûcher.
La simple rébellion ne conviendrait pas. Elle devrait attendre le bon moment, feindre l’obéissance, attendre une occasion. Elle soupira : Béra et Hesta avaient toutes deux essayé pendant des années de lui apprendre la patience, mais l’existence allait apparemment être une meilleure maîtresse.
Dès qu’elle s’assit, les deux femmes abandonnèrent leur ouvrage et se levèrent en hâte, en surveillant ses moindres mouvements. De toute évidence, on les avait bien dressées. La femme nommée Péta gouvernait le harem grâce, entre autres, aux menaces. Cela pourrait s’avérer utile.
« Bonjour », dit Katla en se forçant à sourire.
Les deux femmes parurent échanger un regard, car elles tournèrent très légèrement l’une vers l’autre leur tête voilée. Puis celle qui portait la robe lilas s’approcha du lit.
« Tu être mieux ? » demanda-t-elle. Elle avait une voix douce comme le miel et ses lèvres étaient fardées d’un rose criard. Une petite étoile argentée avait été collée au-dessus de ses lèvres ; elle scintillait dans la lumière atténuée.
Katla hocha la tête. « Quel est ton nom ?
— Méla, répondit la femme. Je appeler Méla. Quoi ton nom ? »
Cela fit réfléchir Katla. Si elle mentait, elles n’avaient qu’à interroger Kitten Soronsen. Mais il semblait stupide de lâcher cette information avec légèreté. Elle sourit donc en retour, en fronçant les sourcils comme si elle avait mal compris la question. Puis elle dit : « C’est quoi, ce que tu portes sur la lèvre ? » Elle effleura du doigt l’endroit correspondant sur son propre visage.
La femme plaça une main sur sa bouche et Katla se rendit compte que le dessus de cette main avait été peint d’une myriade de fines lignes d’un brun rougeâtre qui s’ouvraient en éventail depuis son poignet et s’enroulaient en réseaux de lignes ondulantes jusqu’à la base de chaque doigt. Ses ongles étaient courts, taillés d’une manière exquise et peints d’une couleur rosâtre. Si on devait en juger par cette main, le reste de sa personne devait être lisse et poli à la perfection. Si c’était ainsi que l’on apprêtait les houris pour le plaisir de leur seigneur, elles allaient certainement avoir du travail avec elle !
Les deux femmes dirent quelque chose dans la langue du Sud, puis se mirent à rire.
« Ça dire… (Méla hésita en gloussant.) … je sucer bien. »
Katla n’était pas certaine d’avoir bien entendu, tout en ayant le désagréable sentiment de très bien comprendre. « Oh ! » Difficile d’ajouter quoi que ce soit sur le sujet sans susciter des détails qu’elle n’avait aucun désir de connaître. Elle essaya autre chose. « Avez-vous toujours vécu ici ? »
Méla secoua la tête. « Ma famille, du port de Hédéra. Mère mourir de la peste. Père trop pauvre pour garder moi. Me vendre au marché. »
Katla fut horrifiée, mais Méla agita les mains comme pour bannir cette déplaisante expression. « Et tu venir d’où ? demanda-t-elle. Tu parler drôle, du bruit très dur, très fort.
— Je suis du Nord. D’Eyra…
— Eyra ! s’écria la seconde femme. Ils dire, mais nous pas croire. Nous en guerre. Toi ennemie !
— Je sais, dit Katla. Des raiders sont venus dans notre île, ils ont violé et tué beaucoup de vieilles femmes. Puis ils ont incendié ma maison. Ma grand-mère est morte dans cet incendie. Mais ils ont emmené ma mère et moi et plusieurs autres pour les vendre comme esclaves. »
Les deux femmes poussèrent une exclamation, choquées : « Être terrible, déclara celle en bleu. Tu pas choisir être ici ? »
Katla eut un rire amer. « Vraiment pas. Pourquoi une femme choisirait-elle d’être une putain ?
— On nous appeler pas ça, dit la femme en bleu d’un air compassé. Nous houris. Courtisanes. Nous très bonnes dans ça. Nous fières.
— Ah bon ? » Katla était médusée. « Mais vous êtes des esclaves, des esclaves qu’on utilise pour le sexe. »
Méla haussa les épaules. « Pas si mauvais. Mieux que souvent. Mieux qu’être vendue à horrible vieux mari, il servir de nous quand vouloir, pas donner nous d’argent. Ici, nous bien payées et bien traitées. Pas besoin trop prier. Seulement un homme à la fois, et un beau, en plus.
— Méla ! » protesta l’autre femme. Puis elle ajouta quelque chose en istrien.
La fille porta de nouveau la main à sa bouche. « Agia dire que je devoir pas dire ça notre maître, mais être vrai. Lui pas seulement beau, mais très… » Elle s’interrompit, cherchant ses mots. « … très bien au lit, aimer beaucoup les femmes. »
Katla sentit qu’au moindre encouragement Méla aurait abondamment brodé sur le sujet. Elle se hâta d’en changer. « S’il aime tant les femmes, pourquoi les couvre-t-il tant ? » Elle indiquait la robe volumineuse que portaient les femmes.
Celle en bleu pencha la tête de côté ; Katla voyait bien qu’on l’examinait avec soin. Au lieu de répondre, la femme s’enquit enfin : « Pourquoi toi habiller comme homme ?
— C’est pratique, répondit Katla. Je veux dire, on ne peut guère escalader des rochers ou courir très vite dans une de ces choses, n’est-ce pas ? » Elle souleva, un peu désespérée, la gaze dont on l’avait drapée ; le voile se trouvait à terre près du lit, tout chiffonné, là où elle l’avait sans doute rejeté dans un sommeil agité.
Méla le ramassa et le lui tendit ; Katla le prit, mais ne le remit pas.
« Ça pas quoi faire femmes, décréta la dénommée Agia, toujours raide. Femmes sacrées. Aider les hommes à adorer. Nous trop précieuses pour faire comme… comme gamins des rues, courir partout, toucher la terre, tout ça. Conduite sale, mauvaise. Pour ça nous en guerre.
— Quoi ? » Katla se disait qu’elle avait mal entendu. « Nous sommes en guerre parce que votre peuple désapprouve le comportement des miens ? »
La femme en bleu hocha rapidement la tête à plusieurs reprises. « Vos femmes perdre la Voie. Vos hommes pas les traiter bien, pas respect, pas honorer la Déesse.
— Mon peuple n’adore pas de déesse. Notre dieu s’appelle Sur. C’est le maître du vent et de la mer, des rocs et des lieux sauvages, et des créatures des profondeurs. » Elle y réfléchit mieux tout en parlant. Les Eyrains payaient leur respect au dieu de l’orage avec une occasionnelle prière, essentiellement en temps de besoin, avec leurs pendentifs en forme d’ancre et leurs superstitions, et une phrase marmonnée de temps à autre. Mais les anciens rituels étaient tombés en désuétude. Il était rare, en vérité, d’abattre des animaux au nom du dieu, ou de jeter des offrandes dans la mer. La dernière fois qu’elle se rappelait avoir vu pratiquer sérieusement un ancien rituel, ç’avait été la bénédiction de Tam Renard à bord du Loup des Neiges, lorsqu’il avait uni son frère Halli et sa meilleure amie, Jenna. Même alors, elle avait été surprise par la solennité plutôt vieillotte de la cérémonie, qui semblait renvoyer à un autre âge où les dieux étaient plus proches des humains – les boucles coupées et tressées ensemble, l’incantation, la prière… Mais si Sur avait entendu les prières offertes ou accepté le lien de cheveux que Tam avait jeté dans la mer, il n’avait pas semblé avoir le moindre désir d’honorer sa part du marché, car un monstre surgi des profondeurs avait fait chavirer leur vaisseau, et toutes ces belles vies étaient perdues à jamais dans son océan. Et voilà pour les dieux, se dit-elle. Je ne veux rien avoir à faire avec eux. « … Mais notre religion n’est pas aussi… restrictive que la vôtre.
— Restrictive ?
— Vous semblez avoir beaucoup de règles, et vous les faites observer à l’aide de châtiments et de souffrance. Des bûchers, ce genre de choses. » Elle avait soudain la bouche sèche. Sans en avoir conscience, elle fit jouer la main que les flammes du bûcher avaient ravagée.
« Être les hommes qui faire les règles, dit la plus âgée des deux femmes. Nous adorer Dame Falla à notre manière, avec bouches et mains, et quand le bon moment, avec corps et âmes.
— Agia raison, remarqua Méla. Hommes faire règles, les écrire, envoyer gens dans feu, quand pas observer règles. Moi pas penser, dans mon cœur, la Déesse aimer avoir des gens donnés aux feux. Elle déesse de vie, pas de mort.
— Méla ! » Agia prit la fille en robe lilas par les épaules. Après lui avoir parlé à toute allure en istrien, elle se tourna vers Katla. « Pas remarquer ce qu’elle dire. Ses gens avoir des racines nomades. Elle avoir beaucoup d’ennuis si tu répéter.
— De la part du sire de Forent ? »
Agia porta sa main à sa bouche. « Pas tellement mon seigneur, lui moins sévère que d’autres. Mais Péta la battre. Et si l’ami du seigneur entendre, alors gros ennuis. Il adorer la déesse avec amour féroce. Il envoyer beaucoup, beaucoup de gens dans les feux.
— Et qui est cet ami ? » demanda Katla, curieuse.
La voix d’Agia devint un murmure. « Mon seigneur de Cantara. Tycho Issian. »
Un frisson parcourut Katla. Elle se rappelait la diatribe délirante d’un homme mince et sombre aux yeux débordants de passion frustrée, le garçon blessé dont les lâches mensonges avaient mené à sa condamnation, une fille terrifiée qui courait dans l’air de la nuit… Sélène Issian, la fille de Tycho. Ah oui, elle ne se rappelait que trop bien ce nom.
« Et il se trouve ici, dans ce château ? »
Agia jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule comme s’il avait pu soudain apparaître. « Il arriver n’importe quel jour maintenant. »
C’était la pire nouvelle que Katla eût reçue jusqu’à présent.
« Les autres femmes dire qu’il être fou de désir pour la reine du Nord… », dit Méla en se rapprochant.
« Chchch ! » Agia était scandalisée. « Tu nous faire toutes brûler ! »
Mais Méla ne s’en laisserait pas imposer. « Tu savoir être vrai, Agia. Rappeler ce que le sorcier faire à Balia et Raqla, comment les faire comme elle, tout avec des yeux verts et des cheveux jaunes, et maigre comme poteau. » Elle se tourna vers Katla : « Et voilà pourquoi nous aller en guerre avec ton peuple : la ramener à lui. Pourquoi tu être là aussi, acheva-t-elle d’un ton triomphant.
— Que veux-tu dire ?
— Il prêcher, dans tout le pays, rendre les gens fâchés, les remplir de haine. Dire à eux comme ton peuple barbare traiter mal ses femmes, les garder loin de la Déesse. Alors nous devoir… » Elle s’interrompit encore en cherchant le mot dans l’Ancienne Langue peu familière. « … nous devoir libérer vous tous. Il dire les femmes eyraines devoir être apportées au Sud, vous libérer des mauvais chemins, de vos vilains hommes, vous rendre comme nous. Obéir les hommes. » Ces dernières paroles avaient une intonation venimeuse qui avait été absente auparavant. Katla le nota avec soin.
Ainsi donc, ce n’était pas son seul sacrilège qui avait déclenché cette guerre ; quelque peu réconfortant, si l’on pouvait trouver du réconfort à cette situation. « Il me semble, observa-t-elle après un moment, que c’est vous qui avez besoin d’être libérées. »
Les mains d’Agia volèrent vers sa bouche. « Toi folle ! déclara-t-elle. Moi plus rien savoir. J’amener Péta. Toi pas dire ça quand elle être là ! »
Katla la regarda déverrouiller la porte et son cœur bondit d’un espoir soudain, pour retomber aussitôt en entendant la clé tourner dans le verrou de l’autre côté. Elle poussa un soupir. Aucune chance de s’échapper, du moins pour le moment. Elle pouvait aussi bien semer un peu de discorde, à la place.
En se penchant davantage vers Méla, elle dit avec fermeté : « Je crois que ton peuple se trompe sur les coutumes eyraines. Nous ne sommes pas des barbares. En vérité, mon peuple considère certaines de vos coutumes comme primitives. Je veux dire, ces… comment les appelez-vous, déjà ? » Elle touchait la robe lilas de la fille.
« Sabatka.
— Sabatka. Eh bien, c’est très joli, mais vraiment, ce n’est conçu que pour vous dérober aux regards des autres hommes, n’est-ce pas ? C’est une question de propriété – les chevaux attachés dans leurs écuries, les cochons dans leur enclos, les bœufs à leur joug pour tirer les chariots. Et vous, les femmes, entortillées dans de la soie et dissimulées à tous. Vos hommes craignent que, s’ils vous accordaient de la liberté, vous la saisiriez et vous les quitteriez ! Et qui sait ce qui arriverait alors ? Vous pourriez remettre leurs actes en question, vous pourriez avoir des opinions, vous pourriez acquérir votre propre pouvoir. Et que font-ils donc ? Ils vous ensevelissent dans ces horribles robes, ils vous enferment, ils vous traitent comme des jouets destinés à leur seul plaisir, et ils vous disent que c’est la volonté de la Déesse. Et vous les laissez faire ! »
Méla s’était figée, comme si elle essayait très fort de se concentrer sur la prononciation inhabituelle de l’Ancienne Langue qui était celle de Katla. Mais elle ne protesta pas, elle ne poussa pas de cris d’horreur. À la ligne pensive de sa bouche et à l’inclinaison de sa tête, elle semblait plutôt considérer avec soin ces paroles séditieuses.
Katla attendit un peu, le temps de bien la laisser y réfléchir, puis elle reprit, obstinée : « Aucun homme ne m’a jamais donné d’ordre, et aucun homme ne le fera jamais. Je choisis ma propre voie, et je me bats pour la suivre quand c’est nécessaire. Je peux t’en dire davantage, si tu le désires. »
C’était une proposition qui pourrait l’envoyer au bûcher si elle avait mal évalué son auditrice.
Mais elle ne s’était pas trompée.
Méla lui prit la main et la serra fortement. Sa bouche fardée s’incurva en un sourire ravi. Puis d’un ongle habile, elle fit sauter de sa lèvre la petite étoile argentée.
« Eh bien, c’est un début ! » marmonna Katla, satisfaite. Puis elle se mit à conter à Méla comment vivaient les femmes des îles du Nord. Comment elles étaient éduquées avec les garçons lorsqu’elles étaient petites, comment elles choisissaient souvent leur propre époux et pouvaient le répudier si le mariage tournait mal ; comment elles géraient les fermes quand leurs époux étaient absents, et commandaient à leur maisonnée ; comment elles gagnaient leur propre argent et héritaient de biens ; comment certaines voyageaient et se battaient, sans avoir de compagnon, en se débrouillant avec leur propre intelligence et leurs propres talents. Comme des Nomades, même.
Pourtant, tandis qu’elle décrivait ces concepts à l’Istrienne, quelque chose la dérangeait. Les Eyraines ne menaient pas leur existence dans une totale égalité avec les hommes. Elles travaillaient dur et mouraient jeunes. Les hommes avaient encore davantage de liberté et de pouvoir, et il y avait autant de cas d’injustice et d’oppression que de peuples différents dans les îles… Du moins existait-il des lois qui garantissaient les droits d’une femme aussi bien que ceux d’un homme. Et nul n’y jetait personne au bûcher. Mais il y avait certainement encore de la place pour des améliorations.
Sa conviction semblait cependant lui avoir gagné l’Istrienne, car lorsque Agia revint avec Péta et ses femmes, les yeux de Méla étincelaient si fort que Katla pouvait les distinguer à travers son voile.
14. Traîtrise
Assise dans sa chaise sculptée au coin de la cheminée de la grande salle d’honneur, au château de Halbo, Auda, la mère du roi, considérait son fils et sa belle-fille comme un charognard évalue son prochain repas, d’un œil ancien à la paupière lourde. Ses habits et son maintien renforçaient cette impression. Elle était tapie dans les ombres, enveloppée de ses noires et épaisses laines de veuve qu’elle refusait obstinément d’abandonner, même si son époux était trépassé depuis quatre ans et qu’elle ne l’eût point aimé pendant l’essentiel des vingt-quatre années de leur union ; ses petits yeux ronds comme des billes reflétaient la lueur des flammes et ses doigts perclus de rhumatismes se refermaient comme des serres sur la poignée de sa canne : elle ressemblait beaucoup au corbeau dont on lui avait donné le nom. À cinquante-cinq ans, Auda n’était pas une vieille femme, selon les critères d’Eyra où un climat rigoureux, une culture qui mettait à l’honneur la dureté et le refus de se dorloter pouvaient résulter en une très longue durée de vie, si n’intervenaient ni famine ni maladie. Eyra possédait plus que sa part d’anciennes, et Auda donnait l’impression de rechercher ce statut avec une sombre détermination, tandis que son aspect autrefois attrayant, sa générosité et sa douceur se transformaient jour après jour en amertume, en frustration et en malveillance.
Il n’en avait pas toujours été ainsi.
À quinze ans, elle avait été une beauté fameuse, exotique, dans une région connue pour ses blondes au teint pâle, ou ses filles à la frappante chevelure auburn : elle avait des cheveux noirs et lustrés, des yeux noisette et un maintien royal. Tous les nobles et les chefs des îles du Nord s’étaient efforcés de gagner sa main. Son père avait organisé des tournois, merveilles de bravoure, d’habileté et de pure idiotie – combats de chevaux, combats à l’épée, lutte, tir à l’arc, jet de lance… mais l’on avait aussi capturé des phoques, renversé des vaches et abattu des arbres. Ashar Stenson, prince de Halbo, avait été le vainqueur de tous les concours. Il était beau, avec ses longs cheveux d’un blond presque blanc et sa barbe nattée, sa peau tannée par les intempéries, ses yeux très bleus, sa haute taille et ses membres musclés. Les marques d’une centaine de duels et de batailles s’entrecroisaient sur ses avant-bras et sa poitrine, un fascinant réseau de cicatrices qui évoquait des destinées arrivées à leur terme, des existences tranchées dans la fleur de l’âge, et la fameuse chance de la famille royale. Elle l’avait aimé au premier coup d’œil. À trente-trois ans, il avait de l’assurance et il était séduisant, un homme qui avait déjà survécu à une épouse – morte en couches, et l’enfant aussi, malheureusement ; il avait la réputation bien méritée de pourchasser avec enthousiasme les dames de la cour – bref, un homme digne de ce nom lorsqu’on le comparait aux dizaines de jeunes et naïfs prétendants venus courtiser Auda. Et pourtant, elle l’avait refusé, au grand dam de son père et de ses oncles qui voyaient bien clairement l’avantage politique qu’il y aurait à unir leur fille et nièce à l’héritier du trône. L’avait-elle fait par caprice ou par arrogance, nul ne put en décider. Nul sauf Auda elle-même.
La vérité, c’était qu’elle avait été engloutie par une marée de désir comme elle n’en avait jamais connu. Elle en avait été épouvantée. Elle n’avait jamais eu tant à gagner, ou à perdre. Aussi avait-elle reculé. Cela n’avait fait que pousser Ashar à la poursuivre avec une ardeur renouvelée. Il lui avait offert des fourrures, de l’ambre et de l’argent, des étoffes fabuleuses en provenance du continent austral, des bardes pour chanter ses louanges et des déclarations de dévotion. Il l’avait fait amener à Halbo pour qu’elle visite le château qui serait sien si elle l’épousait. Mais elle ne voulait toujours pas de lui. Il avait essayé de la forcer, une nuit. Elle lui avait mordu la joue, laissant une marque qui n’avait jamais entièrement guéri, et elle avait fui la cité. Comment résister à une telle chatte sauvage ? Il avait envoyé des hommes d’armes à sa poursuite et l’avait fait ramener à Halbo, furieuse. Au lieu de payer un seither pour les unir, qu’elle le voulût ou non, il s’était mis torse nu et avait ordonné à quatre hommes de le battre jusqu’à l’inconscience devant elle pour le punir de sa témérité. Elle avait poussé des cris d’horreur et consenti enfin à l’épouser.
Il y avait eu du sang sur les draps après leur première nuit ensemble. Celui d’Ashar – à cause des coups de fouet – et celui d’Auda, qui avait été vierge. Elle avait cru, une croyance antique, païenne et tout instinctive, que cette fusion de leurs essences, tel le lien d’un sortilège jeté par un seither, les garderait toujours unis. Elle s’était trompée.
Pendant trois semaines après le mariage, elle avait connu un bonheur total. Vers la fin du premier mois, Ashar avait perdu tout intérêt pour elle et repris ses liaisons lascives avec toutes les femmes qu’éclairait le soleil nordique, confirmant ainsi les craintes d’Auda : il était bien un homme poussé par l’appétit de la chasse et de la conquête, un homme superficiel qui préférait la nouveauté de ses liaisons illicites à des nuits passées dans le lit conjugal. Il lui fit l’amour peut-être deux douzaines de fois pendant la première année de leur union, puis jamais plus. Elle ne fut pas enceinte, ce qui n’était pas surprenant – un inconvénient politique et un sujet de grande amertume pour tous deux, même si, après cinq ans, Ashar ne pouvait se contraindre à la toucher pour engendrer un héritier. Et puis, l’inconcevable était arrivé. Connu alors comme le Loup Gris ou le Loup Fantôme pour sa ruse au combat tout autant que pour la crinière argentée qui lui arrivait à la taille, Ashar Stenson tomba amoureux, pour la première et unique fois de son existence. D’une Istrienne, épouse de son plus grand ennemi, le sire de Forent.
Ironie suggérant que les dieux considèrent avec le plus grand mépris ceux qui leur offrent des prières, la Dame de Forent conçut dès sa première et dernière rencontre avec le roi d’Eyra.
L’enfant, un garçon, fut introduit en secret à la cour d’Eyra et, en dépit de tout bon sens et de toute propriété, Auda prétendit que c’était le sien pour l’élever, à la demande plus qu’insistante de son époux frappé de chagrin, harcelé par la culpabilité et affolé par sa passion. C’était aussi à l’opposé de la prophétie d’une seither qu’Auda avait autrefois aimée comme sa propre mère. Cet enfant était l’homme qui régnait désormais sur Eyra : Ravn Asharson, l’Étalon du Nord. Auda l’avait élevé avec amour pendant toutes ces années, sans jamais évoquer ses origines, mue autant par la crainte de ce qui pourrait lui arriver si cette duperie devait être connue de la nation que par un sentiment de loyauté ou d’amour. Et l’amertume qu’avait engendrée cette situation l’avait dévorée de l’intérieur aussi sûrement qu’un cancer. Elle regardait l’homme que tous pensaient être son fils, avec la chienne nomade qu’il avait prise pour épouse, et elle sentait la bile lui monter à la gorge.
Elle avait fait tout son possible pour élever Ravn comme un Eyrain, lui instiller les valeurs véritablement nordiques de courage et d’honnêteté, d’honneur et d’ingéniosité. Mais en définitive, il se révélait digne de ses racines corrompues. Il était allé dans le continent du Sud, comme son père, et il en avait ramené une putain étrangère pour son lit. Comme tous les hommes faibles, il avait été mené par les exigences de son vit, au lieu de se choisir une bonne épouse nordique qui respecterait son héritage, sa position royale et la mère de son époux. Pis encore – car Auda aurait pu trouver quelque façon secrète de se débarrasser d’une simple partenaire érotique –, il avait pris cette putain pour épouse et lui avait apparemment fait un fils, un héritier à qui seraient transmis un jour le trône d’Eyra et tout le poids de la fière histoire du Nord.
C’était intolérable. À la place de la fierté et de l’amour qu’elle éprouvait pour le beau garçon qu’elle avait élevé comme le sien, ses sentiments s’étaient durcis, devenant plus amers chaque jour, se transformant en ressentiment furieux, puis en haine. Tel le corbeau de Sur, elle veillait sur ces trésors ; tel le corbeau, elle portait en son cœur mort et vengeance.
Au début de toute cette désastreuse affaire, elle avait admonesté Ravn, lui criant que c’était une honte d’avoir pris une Nomade pour épouse ; elle avait prédit un destin funeste, pour lui, pour sa famille, pour sa contrée. Et comme aucune de ces paroles n’avait infléchi sa volonté – ou ce qui restait de lui une fois que cette pâle sorcière nomade l’avait sapé par ses appétits lascifs –, Auda avait entretenu son désir de voir la Nomade écartée comme stérile, ou de préférence, morte. Tant que la femme n’était pas devenue grosse, Auda avait pensé que ses prières à Féya avaient été entendues ; et pour s’assurer que les choses resteraient en l’état, elle avait fait venir la seither à Halbo. Mais l’antique créature l’avait trahie pour obéir plutôt aux ordres de la putain. D’une manière ou d’une autre – et Auda discernait le poison de la magie à l’œuvre, elle pouvait sentir ses cheveux se hérisser sur sa nuque chaque fois que l’enfant était proche –, la seither avait aidé la Rosa Eldi, la Putain du Monde, à concevoir et à donner naissance à un garçon que Ravn chérissait désormais comme son héritier. Ce seul acte rendait inattaquable la position de la Rosa Eldi. Sinon par la plus basse traîtrise.
Ils étaient tous là, une petite réunion de famille, illuminés par les chaudes couleurs du feu : l’Étalon, la Putain et l’Enfant. Et derrière eux la nourrice, qui n’était jamais bien loin.
Auda observa la fille depuis la sécurité de sa position retirée. Elle était très jolie, avec des yeux de biche, une beauté exotique. Nul ne semblait détenir la moindre maudite information à son sujet, sinon que son nom était Léta Aile-de-Mouette, et qu’elle était arrivée du Sud en bateau. C’était amplement suffisant à Auda pour la détester. Mais il y avait quelque chose dans cette fille qui lui rappelait ce qu’elle avait été elle-même plus jeune, une tristesse, et pourtant de la résolution, une blessure, et pourtant de l’optimisme. Avec des talents rusés d’observation nés d’années passées à épier depuis les ombres, elle voyait comment cette fille regardait le roi, ces coups d’œil furtifs et dérobés ; comme elle semblait fondre lorsqu’il tenait dans ses bras son fils à la grosse tête laide et aux yeux violets contre nature, comment ses joues rosissaient lorsqu’il lui adressait la parole, avec quelle hâte elle se détournait, comme de peur de se trahir. Auda pouvait reconnaître une dévotion obsessionnelle ; c’était ainsi qu’elle avait regardé le père de Ravn, avec nostalgie, bouleversée, lorsqu’il ne se souciait point d’elle ; et, comme son père, Ravn était indifférent à ces attentions.
Imbécile, pensa Auda. Tous les hommes sont des imbéciles. Il était temps pour une femme de montrer de quoi elle était faite : laissé à lui-même et à la Putain, Ravn détruirait l’Eyra et tout ce qu’elle représentait. La lignée royale était déjà entachée de déshonneur. Elle lui avait donné toutes les occasions possibles de racheter son héritage empoisonné, mais il lui avait manqué, il avait manqué à son peuple. Il était temps d’agir.
Elle s’enroula dans son châle et quitta la grande salle sans être remarquée, sinon par le chien qui se tenait de l’autre côté de la petite porte latérale, dans l’attente d’une caresse ou d’un coup sur la tête. Ce ne fut ni l’un ni l’autre : Dame Auda passa près de lui comme s’il n’avait pas été là. Elle avait l’esprit entièrement occupé par des sujets bien plus importants.
Dans ses appartements, sa servante l’attendait. La fille avait changé les roseaux sur le sol et mis du bois dans le feu, mais la pièce humide sentait quand même le moisi. J’aurai bientôt de plus beaux quartiers, se dit Auda en traversant la chambre pour se rendre à sa table de couture. Elle tira deux fils de laine fine d’un plateau de pelotes disposées là pour la tapisserie à laquelle elle s’adonnait afin de dénouer ses articulations raidies. Avec maladresse, ses doigts nouèrent une série de nœuds dans chaque fil. Elle les enroula ensuite bien serrés, prit une petite pochette de cuir qui émit un cliquètement métallique, et fit signe à la servante de s’approcher.
« Prends le fil rouge et cette pochette, et donne-les au gardien du donjon, dit-elle à voix basse. Assure-toi que personne d’autre ne te voie. Peu me chaut comment tu t’y prendras… » Elle s’interrompit. La fille était plaisante, à la façon robuste des gens des îles orientales, et elle avait une certaine réputation de légèreté. Il était toujours utile, au château de Halbo, d’avoir sous la main une jolie servante à même d’échanger des informations contre une ou deux faveurs. « Promets-lui un baiser ou n’importe quoi, s’il fait ce qu’on lui demande. Et quand il aura lu le fil rouge, montre-lui que tu as le fil bleu, mais ne le laisse sous aucun prétexte le prendre ou le dérouler. Ce fil-là doit arriver intact à son destinataire. Accompagne le gardien des donjons aux cellules. Quand il ouvrira la porte requise, donne plutôt le fil bleu à l’homme qui se trouvera dans la cellule. »
Après avoir hoché la tête, la fille fronça les sourcils : « Et ensuite ? »
Auda sourit : « Ensuite, tu le laisseras prendre son… baiser, tu auras mené à bien ta tâche et tu en seras récompensée comme tu le mérites.
— Il y a une jolie robe au marché, juste comme celle de la reine », avança la fille avec cupidité. « J’aimerais bien l’avoir. Mais elle est plutôt… dispendieuse. »
Auda inclina la tête. L’idée d’Ana jaillissant de ces soies d’un blanc diaphane conçues pour une femme aussi mince qu’une lance était ridicule. « Bien sûr, ma chère, je suis certaine qu’elle t’ira fort bien, dit-elle avec amabilité. Va, maintenant. Et prends bien soin de n’être point vue. »
*
* *
Ana pensa à cette robe tout au long du chemin qui la menait à la Tour Sentinelle et dans les cachots. Cela l’aidait à ne pas songer à ce qui hantait ces sombres corridors pleins d’échos de pas et d’eau qui dégouttait avec bruit. La torche crépitait, projetant des ombres étranges sur les antiques murs de pierre, illuminant les toiles d’araignée qui s’étiraient sur les plafonds et les grasses et patientes occupantes tapies là-haut, dans l’attente de leur prochain repas. D’étroits escaliers s’enfonçaient en spirale vers les profondeurs, interminables, des marches rendues glissantes par l’usure et les infiltrations – d’eau, ou pis encore ; la puanteur devint si terrible au troisième palier qu’Ana dut se pincer le nez de sa main libre.
Bram va m’aimer dans cette robe, se disait-elle. Il ne sera pas capable de me lâcher. Une fête était prévue, pour la Cinquième Nuit, dans un peu plus d’une semaine. Ana avait pensé devoir porter sa robe verte, celle qui avait un corsage brodé, mais cette robe-là paraissait si vieux jeu et si grossière comparée aux nouvelles modes inspirées par la reine. Teintes pâles, tissus amples et décorations de nacre avaient remplacé les laines et les velours solides et éclatants dans les garde-robes de toutes les dames de la cour, que le nouveau style leur convînt ou non. Cela signifiait qu’on devait se précipiter d’une pièce bien chauffée à une autre par les couloirs glacés si l’on ne voulait pas se geler, mais cela en valait la peine pour l’attention que vous portaient les gardes, comme les chefs et leur entourage qui se rassemblaient à Halbo pour la guerre. Ce chef d’Île-Noire, pensa-t-elle en évitant une mare particulièrement dégoûtante, il a un regard audacieux. Le souvenir de ce coup d’œil coquin, échangé alors qu’elle servait dans la Grande Salle, la fit frissonner. Peut-être visait-elle trop bas avec Bram. Avec une robe comme celle qu’elle avait vue au marché, au corsage très échancré, aux belles manches et à la jupe chatoyante, elle pourrait attraper mieux qu’un simple sergent de la garde royale : un chef de clan, peut-être ; ou même un noble…
L’idée de la guerre prochaine ne troublait pas Ana : elle vivait au jour le jour et n’aimait pas perdre beaucoup de temps à réfléchir, si elle pouvait l’éviter. Elle savait que Bram voguerait vers l’Istrie pour s’y battre ; et le séduisant chef d’Île-Noire aussi. Leur éventuel retour était entre les mains des dieux. Mais il y aurait toujours d’autres hommes attrayants pendant qu’ils seraient au loin, et s’ils ne revenaient pas. C’était toutefois dommage de ne pouvoir entretenir le roi lui-même, car à ce qu’on disait, il ne réservait pas ses charmes aux seules dames nobles, mais distribuait ses affections d’une main égale et généreuse, ou du moins avant d’être allé à la Grande Foire. Ana était arrivée à la cour une semaine seulement avant son départ et elle avait été trop impressionnée pour viser aussi haut en si peu de temps. Puis le roi était revenu avec cette bizarre et pâle femme du Sud, et n’avait eu d’yeux pour nulle autre depuis. Quel gaspillage. La Rose du Monde – un nom bien étrange, pour une créature aussi frêle ! Elle ressemble plus à un flocon de neige qu’à une rose voluptueuse. Elle a l’air si fragile qu’on pourrait la casser entre deux doigts, comme ça ! Ana ne pouvait comprendre quel attrait cette femme pouvait exercer sur Ravn Asharson : ce n’était guère la partenaire qui convenait à l’Étalon du Nord. Il a besoin d’une véritable jument ! Elle gloussa toute seule, faillit trébucher sur la marche suivante et dut se retenir au mur froid et humide.
Elle parvint au dernier tournant de l’escalier sans autre mésaventure pour arriver dans les quartiers du gardien du donjon. Nul ne la vit, et il ne semblait y avoir aucun soldat à ce niveau. Guère surprenant, en vérité, puisque la plupart de leurs prisonniers avaient été confiés au duc de Passorage et s’entraînaient, prêts à être engagés sur des navires destinés à voguer vers le continent du Sud lorsque cela deviendrait nécessaire. À la porte de Flinn Ogson, Ana se lissa les cheveux, tira plus bas l’échancrure de son corsage et frappa avec bruit sur le battant. Elle attendit un petit moment, entendit le son d’une bouteille et d’un gobelet qu’on se hâtait de ranger. Elle réprima un rire : croyait-il vraiment qu’on ignorait ses habitudes ?
La porte s’entrouvrit et le maître du donjon jeta un coup d’œil par la fente, apparemment irrité de cette interruption. Il avait les yeux injectés de sang et l’odeur de son souffle faillit renverser Ana. « … que tu veux ? » dit-il d’une voix brouillée, s’adressant apparemment à son décolleté.
« Eh bien, ça dépend. » Ana fit une petite courbette pour lui en montrer encore plus, puis lui tendit le fil rouge et le regarda se détourner pour le dérouler de ses doigts maladroits. Parfois, elle aurait voulu avoir appris ces nœuds avec plus d’attention, mais il semblait bien plus facile de parler aux gens que de se donner tant de peine pour nouer des ficelles.
L’homme la regarda de nouveau, d’un air appréciateur. Il lui adressa une grimace salace. « Eh bien, dit-il, autant se débarrasser tout de suite de la partie ennuyeuse. Et ensuite, on pourra s’amuser un peu. » Il lui prit la torche des mains et lui fit signe de l’accompagner.
Elle suivit son large dos tendu de cuir dans les entrailles du donjon. Dans les tréfonds, respirer devenait difficile, comme si toutes les odeurs empoisonnées du château avaient été précipitées dans ce puits des âmes perdues. Ana espérait avec ferveur que, quelle que fût la faveur que l’homme espérait d’elle, ce serait au moins dans le confort relatif de ses quartiers plutôt que dans une de ces répugnantes cellules. Une chance qu’elle portait sa robe de vieux tissu rustique ! Elle se concentra de nouveau sur la belle robe blanche, tout en laissant ses doigts jouer sur les premiers nœuds du fil bleu encore enroulé. Une rencontre. Intéressant. Sans se faire remarquer, elle ôta le fil de sa pochette et le déroula encore un peu. Quelque chose à propos d’un homme… quelque chose-quelque chose… une femme… Elle arqua un sourcil. Peut-être la vieille n’était-elle pas aussi desséchée qu’elle le prétendait. Peut-être organisait-elle une liaison avec un condamné ! Une idée excitante. Très romantique, si l’on y pensait bien. Du moins s’il s’agissait d’une belle jeune fille plutôt que cette vieille peau, offrant à un pauvre criminel son dernier lambeau d’amour… Ana sourit, tout en se frayant un chemin à travers les crottes de rats et les flaques d’autres substances innommables et en suivant Flinn vers la toute dernière cellule. Le gardien prit un gros anneau de clés à sa ceinture, déverrouilla la dernière porte puis poussa Ana en avant. Elle frissonna. C’était peut-être elle qu’on offrait au prisonnier ! Elle n’avait pas prévu cette éventualité. Elle tendit hâtivement le fil bleu et regarda l’homme le dérouler et le lire. Il doit avoir été riche, songea-t-elle, distraite. Cette tunique a dû coûter une fortune rien que pour la fourrure de martre. Dommage, elle est complètement abîmée, maintenant. Ou peut-être, avec un bon nettoyage…
Puis l’homme la regarda fixement, les yeux luisants. Elle se détourna, embarrassée malgré elle. Quand elle regarda de nouveau, ce fut pour voir les doigts de l’homme qui couraient sur le fil comme s’il n’avait pas été tout à fait certain de sa signification. Puis il le rangea dans sa tunique et se leva, en s’essuyant les mains sur les cuisses. Il en tendit une dans sa direction.
« Merci », dit-il, et elle fut frappée par son énonciation distinguée. Un noble, alors. Difficile à dire dans cette lumière, et avec cette barbe envahissante.
Elle contempla la main tendue, recula d’un pas. « Ce n’est rien, Messire.
— Venez, alors, tous les deux », dit Ogson avec brusquerie.
Il les conduisit dans la spirale des escaliers jusqu’à ses quartiers où il les poussa avant d’entrer lui-même. Il verrouilla de nouveau sa porte, avec ostentation – on ne pouvait laisser la fille s’imaginer qu’elle s’en tirerait avec un baiser, n’est-ce pas –, et remit ses clés de même à sa ceinture. Puis il se tourna vers Ana. Elle contemplait le prisonnier, avec une expression perplexe.
Puis : « Oh ! Vous êtes Erol Bardson, le cousin du roi. Le traî… »
Flinn Ogson l’attrapa par la main sans lui laisser le temps d’en dire plus, et la tira vers sa chambre à coucher. « Attendez-moi », lança-t-il par-dessus son épaule au prisonnier.
« Oh, j’attendrai, dit Erol Bardson. Il y a trois mois que j’attends, je suis sûr que je peux encore attendre dix minutes. »
Le gardien du donjon se retourna : « Ça prendra plus de temps que ça », protesta-t-il. Il était offensé.
« J’en doute. » Le noble s’empara de la chaise du gardien, posa ses bottes sales sur la table et se balança d’avant en arrière. Il pouvait voir sous la table le flacon et le gobelet. Tandis que Flinn Ogson disparaissait dans l’autre pièce, une main sur la large croupe de la servante, il prit les objets mal dissimulés et se servit.
*
* *
« Personne ne vous a vu ? demanda Auda.
— Non.
— Et les corps ?
— Jetés depuis la latrine dans le vaste Océan du Nord. » Il s’était d’abord débarrassé du gardien, puis avait pris son temps avec la fille qui, pensant que cela lui vaudrait la vie sauve, avait été très accommodante, du moins au début. Ses lèvres se retroussèrent à ce souvenir. « Ils nourrissent la Némésis, maintenant, plaisanta-t-il.
— Chut ! » Auda esquissa un signe contre les mauvais sorts. « Il y a bien trop de sorcellerie en ce monde sans en invoquer davantage. Peut-être aurons-nous l’occasion de l’en purifier, vous et moi, une fois tout cela accompli. De rendre le royaume à ses pures racines nordiques. »
Erol Bardson arqua les sourcils en regardant la reine-mère. « Pardonnez-moi, Dame, dit-il à mi-voix, si je perçois une certaine ironie dans la situation. Rechercher l’aide de vos plus mortels ennemis semble une manière bizarre de restaurer la lignée royale eyraine. » Il arrêta d’un geste de la main la réplique acérée : « Non que je m’en plaigne. Je suis plus qu’heureux d’accepter votre commission, et le trône aussi, par la suite, si vous le voulez bien. »
Auda remua dans son siège, mal à l’aise. « Peut-être comme régent, rétorqua-t-elle avec raideur. Nous devons voir comment tomberont les osselets. »
Elle lui fit signe de la suivre sur le balcon, une solide affaire de granit surmontée d’une balustrade hérissée de pointes métalliques. Trois corbeaux de fer ornaient les plus proéminentes. Ils étaient ouvragés, chaque plume gravée avec le plus grand soin. Puis l’un d’eux hocha la tête, émit un croassement bas et vola jusqu’à la main tendue de la reine-mère.
« Ah, Mémoire, dit-elle à mi-voix. Tu as toujours été le plus audacieux. »
Elle se tourna vers le duc de Vastelande.
« Mémoire mérite son nom. Envoyez-le-moi lorsque vous aurez besoin de pénétrer en secret dans la cité. Je verrai à ce qu’on vous laisse entrer, vous… et vos alliés. »
Elle lui tendit le corbeau. Celui-ci pencha la tête de côté et fixa sur Erol Bardson un petit œil luisant évaluant le jus exquis qu’il pourrait tirer d’un globe oculaire à portée de bec.
Erol, avec dégoût, tint le corbeau à bout de bras pour l’écarter.
15. Tourments et Miracles
Tanto Vingo regardait la cour par la fenêtre, se gorgeant de cette perspective parfaite – les pavés anciens usés par le temps, les élégants pots de terra-cotta débordant de fleurs éclatantes, la vigne vierge et les bougainvilliers qui retombaient sur la maçonnerie d’un délicat rose orangé, l’élégante fontaine de marbre façonnée des siècles plus tôt par Firo, le plus grand sculpteur de son époque. Et trente femmes nomades que fouettaient ses gardes les plus sûrs.
Ses nouveaux appartements à l’ancienne forteresse de Jétra étaient vraiment très beaux, il devait l’admettre. Des tapis circésiens recouvraient les sols aux splendides carreaux de céramique, des tapisseries fabuleuses pendaient aux murs, des gobelets d’argent repoussé étaient éparpillés sur la grande table de chêne parmi les reliefs d’un banquet exquis. On s’était surpassé, cette fois, aux cuisines : du cygne rôti farci d’oie, de poulet, de cailles et d’oiseaux-mouches ; deux porcelets remplis de raisins, un cuissot de venaison, des fœtus d’agneaux dans une riche sauce de cœurs de chat émincés, deux savoureuses tourtes au bœuf et aux champignons, un énorme entremets fait de crème, de fruits et de biscuit imbibé de liqueur, des pains, des pâtisseries, du riz épicé à la carthame. Il y avait là de quoi nourrir une douzaine de nobles affamés, mais il avait tout dévoré lui-même, seul, à l’exception d’une paire de filles esclaves qui lui avaient amené un crachoir quand il le réclamait, ou avaient poussé sa grande chaise roulante vers les cabinets d’aisance pour lui permettre de se vider les tripes et de faire de la place pour d’autres mangeailles.
Il rota de nouveau par la fenêtre, satisfait de voir que deux des femmes fouettées imploraient merci, prêtes à adorer la déesse avec le capitaine et ses hommes. Il les ferait toutes violer et brûler de toute façon, même si elles ignoraient que cette épreuve préalable n’était qu’un simple divertissement. Sa nouvelle invention, la cage métallique, avait reçu quelques améliorations ; il serait utile de l’essayer en privé avant de la montrer en public pour un spectacle auquel il pourrait inviter son très cher frère.
Quarante minutes plus tard, toutes les femmes avaient été violentées, l’énergie et l’enthousiasme des gardes s’étaient dissipés et Tanto s’ennuyait de nouveau. Il fit signe aux esclaves de le ramener jusqu’à la table, où il fouilla distraitement dans les reliefs, même s’il n’avait plus aucun appétit.
Cette chambre avait autrefois été une salle de réception pour les seigneurs de la province, Hesto et Greving Dystra, autrefois loyaux et respectés membres du Conseil istrien, désormais réduits à un état pathétique et malodorant, affaiblis par un sanglant flux d’entrailles qui les avait brusquement saisis la semaine précédente. Tanto était franchement surpris de les voir encore en vie. Déjà vieux et frêles, ils avaient été réduits quasiment à néant par les vomissements et la diarrhée presque perpétuels. Il n’en restait plus que la peau et les os, et l’essence profonde de leur âme. Il avait l’intention de les achever cet après-midi même.
Disposer de la Cité Éternelle était une ivresse. Les Dystra étaient tristement indisposés, sire Prionan, sire Sestran et sire Fortran avaient fait diligence pour se rendre à Céra et à Forent, dans le Nord, afin de renforcer les défenses et de surveiller la construction de la nouvelle flotte – maintenant que les hommes de Rui Finco leur avaient amené le constructeur nordique dont ils avaient si désespérément besoin. Jétra se retrouvait entre les mains de Tycho Issian. Et comme le sire de Cantara était fort occupé à ses propres plans d’assaut contre la capitale eyraine, il avait tout délégué à Tanto. Ce que j’aurais pu faire, songeait Tanto avec un regret sincère, si j’étais encore en possession d’un corps intact, de ma force, de ma santé, de ma beauté !
Sa première décision, en se retrouvant maître de fait de ce domaine, consista à faire couvrir tous les miroirs. La première fille qu’il avait appelée pour s’occuper de lui avait eu une moue dégoûtée. Il l’avait attachée au lit et, alors qu’elle restait là, s’attendant au traitement habituel en la circonstance, il avait découpé ses lèvres avec sa lame la plus tranchante. Et ensuite ses autres lèvres, pour faire bonne mesure.
Puis il avait ordonné à un médecin de cautériser les plaies, ce qui l’avait aussi fort diverti. Et il avait fait jeter la fille dans la cellule de son frère, en s’assurant qu’elle savait avec qui elle allait être enfermée. C’était un endroit dégoûtant : encore plus sale maintenant qu’il avait ordonné aux gardes de ne jamais nettoyer la cellule de Saro. Les blessures de la putain s’étaient très vite infectées. Enchaîné pieds et mains au mur suintant, Saro avait regardé la fille mourir sans rien pouvoir faire pour apaiser ses souffrances. Tanto l’avait regardé pleurer, et il avait compris avec une joie maligne qu’il n’y avait pas de bornes aux tourments qu’il pouvait infliger à son frère, et personne non plus pour l’en empêcher.
*
* *
Le sire de Cantara était bien trop occupé pour se soucier des rapports concernant les actes dépravés de Tanto Vingo, qu’il aurait de toute façon écartés pour la plupart soit comme très exagérés ou issus de la sensibilité trop exacerbée des observateurs. Non, l’esprit de Tycho Issian se consacrait, à l’exclusion de toute autre affaire, à trouver un moyen de reprendre la Rosa Eldi, une femme sur la dot de laquelle il avait conclu un marché, et qui lui avait été arrachée sans raison l’été précédent à la Grande Foire. Il brûlait toujours de désir pour elle. Son corps ni son esprit ne lui donnaient de répit. S’il dormait, ce qui était rare, et bref, son sommeil était plein de rêves agités et il s’éveillait dans un état d’inconfortable tumescence ; s’il était éveillé, l’image nue de la Rosa Eldi flottait de manière provocante devant ses yeux, même lorsqu’il prêchait dans la grande salle d’honneur, les places de marché et le Campo, faisait parader ses troupes ou s’adressait à une salle pleine de conseillers. S’il trébuchait dans son discours, transporté par une brève vision de ses seins pâles aux mamelons roses, ou si ses yeux devenaient fixes en saisissant un éclair de son pubis lisse et lumineux, nul n’avait la témérité de le remarquer en sa présence.
Derrière son dos, cependant, la rumeur courait que le sire de Cantara était complètement fou.
Cette impression était renforcée autant par son aspect extérieur – ses cheveux décoiffés, ses habits négligés, l’éclat fulgurant de ses yeux noirs, ses pupilles dilatées – que par les « conseillers » qu’il avait réunis. On aurait eu peine à imaginer une collection plus hétéroclite d’escrocs et de vauriens. Les quelques individus respectables parmi eux étaient des marchands qui connaissaient un peu le plan de la capitale nordique, un groupe de vétérans de la dernière campagne contre les Îles du Nord et une poignée de disciples sincèrement convaincus par ses prêches passionnés invitant la populace à se soulever et à porter la parole de Falla au Nord barbare. Mais le reste représentait les pires éléments d’Istrie. Dans sa folie maniaque, Tycho Issian semblait avoir perdu toute perspective et tout sens de la propriété, car il s’entourait de mercenaires qui avaient combattu dans les deux camps et ne se souciaient aucunement de leurs justifications tant qu’on les payait, de charlatans et de bonimenteurs, de vieillards qui avaient des comptes à régler, de jeunes gens avides de butin, de ceux que poussaient la rage, la rapacité et l’appât du gain. En bref, le genre d’individus qu’on trouve toujours en train d’alimenter les flammes d’un conflit.
La plus récente addition à cette tribu était Plutario, un homme que Tycho avait fait amener en secret dans ses appartements, une nuit, car on l’avait entendu proclamer qu’il pouvait rendre autrui invisible – si la conjonction des astres s’y prêtait, et ceux-ci n’avaient jamais paru s’aligner exactement comme requis. Dans cette contrée où cultiver des herbes interdites pouvait vous envoyer au bûcher, c’était une ironie, remarquait-on en privé, loin des oreilles du sire de Cantara, qu’il dût ouvertement avoir recours aux services d’un tel homme.
En se fondant sur le savoir et les conjectures fournies par cette bande hétéroclite, Tycho avait établi des cartes, des plans et des diagrammes de la cité de Halbo et de son château, avec une équitable division de ses femmes et de son butin. Mais nul n’avait encore de plan pour traverser les défenses du port. On savait fort bien que, de toute sa longue histoire, Halbo n’avait jamais été mis à sac depuis la mer. Une attaque par la terre signifiait qu’il fallait naviguer à travers le Détroit aux Requins, ses eaux traîtresses et ses puissantes fortifications, puis accomplir un dangereux périple vers le sud à travers une formidable chaîne de montagnes. Celui qui avait proposé ce plan était un marchand de yékas. Il possédait un millier de ces bêtes, élevées pour ce genre de tâche, avait-il dit ; elles étaient nées au-delà de l’Échine du Dragon, avaient traversé les Monts Dorés et les Skarns. Elles pouvaient traîner des chariots et porter chacune une douzaine d’hommes armés : c’était bien assez pour un raid éclair sur la capitale, un assaut sur le château, et l’élimination des gardes postés dans les tours des Sentinelles, ce qui permettrait à la flotte de pénétrer dans le port et d’achever le travail.
Tycho était si excité par cette perspective qu’il en dansa presque avec l’homme. Jusqu’à ce qu’on attirât son attention sur la logistique nécessaire au transport d’un aussi vaste troupeau par voie maritime. En ajoutant les soldats, les équipages, les rameurs esclaves, l’équipement, les armes et les vivres – sans parler des captifs qu’ils prendraient à Halbo –, on aurait besoin d’une flotte de mille vaisseaux. On en avait trente.
À ce moment-là, d’un beuglement, Tycho avait ordonné à tous de sortir.
Tous sauf Plutario, à qui il avait fait signe de rester.
Plutario était surpris. Ce n’était pas un homme qui avait appris à déguiser ses expressions, mais le sire de Cantara avait, heureusement pour lui, encore besoin des capacités qu’on lui prêtait. « Pardonnez-moi, mon seigneur », dit-il avec son doux accent de Gila. Il semblait nerveux ; des gouttelettes de transpiration roulaient sur son front. Avec sa complexion d’une pâleur inhabituelle et ses traits enrobés de graisse, on aurait dit un fromage en train de suer au soleil. Il se lécha les lèvres et reprit : « J’avais l’impression… et peut-être est-ce une totale erreur de ma part, Messire, car je suis tristement déficient dans ma compréhension des affaires des grands hommes tels que vous… j’avais l’impression que vous… que vous désiriez mettre à sac la cité nordique pour apporter la foi de Falla à sa population… massacrer les ennemis hérétiques et libérer les femmes mal traitées… » Il s’interrompit en voyant les yeux de son interlocuteur s’étrécir dangereusement. « Et la Dame elle-même, bien entendu… » Sa voix se perdit dans le silence. Il se savait dans une situation périlleuse, et ce n’était pas seulement pour avoir soulevé ce point délicat. Il n’avait pas offert ses services, on l’avait dupé pour l’amener au château et le livrer à Tycho Issian : un homme qu’il avait considéré comme un ami avait cherché à accomplir ses propres fins douteuses en offrant au sire de Cantara un cadeau bien trouvé. Ainsi présenté, Plutario Falco se trouvait fatalement compromis, car en vérité ce n’était point un sorcier mais un simple prestidigitateur, un homme qui divertissait dans les banquets avec ses jolis tours. C’était un bateleur, un joueur. Malheureusement, il ne possédait aucune capacité magique réelle. Ou sinon il aurait usé de ce talent pour se rendre lui-même invisible après avoir rencontré cet insensé, il se serait enfui de la cité pour retourner dans sa lointaine demeure aussi vite que ses pieds, ou un tapis magique, auraient pu l’y porter.
« C’est la Dame qui est la clé », déclara Tycho, abrupt. « Sans elle, le reste n’a plus de sens. Si nous capturons la Rose du Monde et tuons son consort, le Nord tombera entre nos mains, je le sais. »
Plutario maudit en silence sa langue idiote. « Bien sûr, mon seigneur, évidemment. Qu’en sais-je ? Je ne suis qu’un simple… (il s’efforça de trouver un terme adéquat) … individu », conclut-il piteusement.
« Oui, en effet », répliqua d’une voix distraite le sire de Cantara. Il arpentait la pièce, les mains dans le dos. « Des armées, des troupeaux de yékas et mille vaisseaux ne nous serviront de rien. Tout ce dont j’ai besoin, c’est d’un peu de magie. » Il pivota sur ses talons en fixant d’un œil luisant le prestidigitateur tremblant. « Ce n’est sûrement pas trop demander ?
— Non, mon seigneur. Laissez-moi consulter les alignements de mes cartes astrologiques afin de déterminer l’heure la plus propice à une telle entreprise… »
Tycho Issian le regardait d’un air si venimeux que Plutario sentit ses genoux se dérober sous lui. Après une pause lourde de malveillance, le sire de Cantara déclara à mi-voix : « Nous attendons une démonstration complète de tes talents demain soir, alignements ou non. Ou je te livrerai aux mains de Tanto Vingo pour l’une de ses expériences. À te voir, tu brûleras longuement et lentement, comme du suif. »
*
* *
Le cristal d’Alisha avait prouvé que son fardeau valait la peine d’être porté : comme s’il avait décidé d’adopter son nouveau protecteur, il avait montré à Virelai la proie fraîchement tuée par des félins du désert – un gros rongeur impossible à identifier, abandonné sur des rochers, mis à mal et à moitié dévoré, dans un maigre bosquet d’arbres-flammes ; il lui avait aussi permis de tirer de son cœur cristallin une chaleur suffisante pour cuire la carcasse. Virelai n’avait jamais été aussi affamé. Ou plutôt, rectifia-t-il intérieurement, il n’avait jamais été affamé. C’était une sensation délicieuse de mordre dans la chair grillée, l’estomac gargouillant d’anticipation, de sentir le jus qui coulait dans sa bouche. Il n’avait pas plus tôt terminé son repas qu’il se rappela le refus d’Alisha et des Nomades de manger la chair des autres créatures, et il se sentit brusquement envahi de honte. Puis il se dit qu’il n’avait pas causé la mort de l’animal qu’il mangeait et que, sans cela, il aurait manqué mourir lui-même. Ces rationalisations calmèrent ses remords, mais il fut hanté pendant des jours par le souvenir du goût délicieux de la viande, si différent des mets insipides que la sorcellerie du Maître avait créés pour eux à Sanctuaire.
La pierre de voyance lui avait aussi montré un vieux puits dans lequel pendait un seau de cuir tout abîmé, attaché à une corde effilochée ; l’eau était douce et fraîche. Elle lui avait indiqué dans le paysage des repères sur lesquels se guider ; et, tandis que le soleil commençait de décliner dans un ciel ensanglanté, elle l’avait amené à proximité de la Cité Éternelle.
Le cristal était alors devenu réticent, refusant de rien lui montrer de ce qui l’attendait peut-être entre ces murailles de grès rose. Il lui avait plutôt présenté une vision très troublante de Rahë, le seigneur de Sanctuaire, quittant sa forteresse arctique dans une petite embarcation, en compagnie d’un homme à la peau hâlée. Virelai avait contemplé ce bizarre tableau en sentant une main glacée se refermer sur son cœur. Il pouvait imaginer les cris mélancoliques des sternes, le mugissement lointain de vagues invisibles. Il se rappelait sa propre fuite de ce royaume de glaces, et les circonstances dans lesquelles il avait quitté son gardien. Il se rappelait les rages épouvantables de Rahë et ses pouvoirs terrifiants. Et dans sa tête une phrase unique résonnait sans cesse, un mantra, un avertissement, un funeste présage : « Le Maître revient dans le monde… »
Le Maître revenait sur Elda. Il revenait pour retrouver son apprenti dévoyé et exercer sur lui sa vengeance, avec dans son sillage un homme qui semblait assez fort pour arracher la tête de Virelai.
Ce dernier ôta ses mains tremblantes du cristal, en essayant de réfléchir. Et si ce n’était pas une véritable vision ? Simplement un avenir possible, qui ne se réaliserait peut-être jamais ? C’était une échappatoire tentante mais, à la vibration de ses os lorsqu’il avait touché le cristal, il savait qu’il n’en était rien.
Son premier réflexe était de fuir vers le sud, de disparaître dans le désert, dans les collines où il était né. Mais Alisha se trouvait dans cette direction avec la pierre de mort et les horreurs qu’elle créait grâce à celle-ci. Il ne se croyait pas assez fort spirituellement pour voir se lever les morts. Mais il pourrait utiliser la pierre contre le vieil homme… Au moment même où il évoquait cette possibilité, il sut qu’il n’en ferait rien. En présence du mage, il redeviendrait l’enfant terrifié qu’il avait été. Et si la pierre tombait entre les mains du Maître, celui-ci s’en servirait certainement pour l’annihiler.
Mais s’il s’enfuyait maintenant, pour sauver sa propre peau, qu’adviendrait-il de Saro Vingo ?
Il enroula la pierre de voyance dans le morceau d’étoffe, l’y serra d’un nœud féroce, et se mit en marche en direction du nord.
Les prêtres appelaient à la onzième observance de la journée alors qu’il approchait de la cité, et leur hululement incantatoire flottait dans l’air calme tel un sortilège. C’était une prière destinée à apaiser les croyants ; on implorait la merci de la Déesse et sa bénédiction avant de se coucher. Mais maintenant que Virelai connaissait l’identité de Celle à qui l’on s’adressait, il n’en tirait aucun réconfort. Il pénétra dans les vergers qui bordaient la limite sud de la cité ; en cette saison, les arbres ne portaient pas de fruits ; leurs feuilles formaient au sol un épais tapis qui craquait sous les pieds. La dernière fois qu’il était venu de ce côté, il avait été accompagné de la Bête, dans son énorme incarnation de félin des montagnes, et il en avait ressenti un profond effroi. Il avait usé de la voix de commandement pour contraindre Saro à l’accompagner au Sud et n’en avait éprouvé aucun remords. Mais sa conscience le lui reprochait durement, à présent. S’il avait laissé le garçon tranquille et oublié ses propres stratagèmes insensés, Falo et les autres Nomades auraient certainement gagné la sécurité des montagnes, Alisha n’aurait pas été en train de courir comme une folle avec la pierre de mort, et Saro serait arrivé là où il se rendait sur un étalon noir plein d’énergie naturelle, et non cette créature de cauchemar qu’il avait vue galoper vers le sud avec des yeux morts et sans âme. Il ignorait comment il trouverait Saro à présent, savait moins encore comment il le sauverait et s’enfuirait de la cité. Mais, plutôt que de laisser s’installer le désespoir et la couardise avant même d’avoir fait une tentative, il repoussa ses peurs et ses doutes, avec une énergie qu’il n’avait jamais possédée auparavant.
Il n’y avait pas de gardes postés sur les murailles et la poterne était miraculeusement ouverte. Virelai se glissa dans la cité où il avait juré de ne jamais remettre les pieds. Il ignorait totalement où son ami avait été emmené, mais il finit par se retrouver dans les escaliers secondaires menant aux quartiers que Tycho Issian avait occupés pendant son dernier séjour à Jétra. Ils étaient déserts et en désordre. Virelai sentit bondir en lui une joie soudaine. Peut-être le sire de Cantara avait-il quitté la Cité Éternelle, peut-être avait-il emmené Saro au nord, à Forent, là où Rui Finco devait s’occuper de la planification de la guerre.
Auquel cas la vision accordée par le cristal était mensongère. Un énorme soulagement l’envahit. Même s’il faudrait voyager longuement et péniblement à pied, et que la crise ne fût pas immédiate mais simplement retardée, du moins ne verrait-il pas son ami torturé.
Un cri terrible résonna soudain, se répercutant dans les couloirs. Son cœur se mit à battre de façon erratique. Le cri s’éleva de nouveau, aigu, perçant. Le cri d’un animal blessé ?
Il s’aplatit contre l’antique mur de pierre, troublé de le sentir vibrer contre ses mains et son dos. Quand le cri retentit encore, il sut d’où il venait, dans une partie de son être à laquelle il n’avait jamais eu accès auparavant.
Soudain, sans l’avoir désiré, il constata que ses pieds le portaient vers le bruit. Deux volées de marches, un tournant, une série de pièces où le clan Vingo avait résidé pendant la réunion du Conseil. Elles étaient abandonnées aussi, les meubles renversés ; les objets les plus précieux en avaient disparu, comme pillés par une armée de maraudeurs. Les ennemis étaient-ils descendus si loin dans le Sud ? Il secoua la tête comme pour répondre à une inaudible question : c’était sûrement impossible dans le court laps de temps écoulé depuis son départ. Une émeute, alors, une révolte du peuple ? Mais il avait vu comment la populace réagissait aux discours de Tycho Issian au marché et au Conseil, avec des applaudissements frénétiques et des acclamations répétées. Peut-être le sire de Cantara avait-il organisé un coup d’État, et bouté hors de Jétra les anciens maîtres de la ville ? Virelai ne connaissait pas grand-chose au monde. Il ne comprenait pas la politique et n’avait aucune expérience de la guerre, civile ou non. Le chaos qu’il rencontrait dans le château lui semblait très déconcertant. Il était arrivé quelque chose d’étrange et de menaçant dans cette ville depuis son séjour, pendant lequel tout n’avait été qu’élégance, ordre et perfection.
Le cri, plutôt un gémissement cette fois, résonna de nouveau. Il fut suivi de voix bruyantes, du bruit d’une porte qu’on claquait et de pas qui se hâtaient dans les couloirs, à l’opposé de l’endroit où il se tenait, le cœur battant. Il attendit, puis se glissa dans le coude que formait le corridor. Trois portes lui faisaient face. La première était verrouillée, et la poignée de cuivre encore froide. La seconde s’ouvrit sur une chambre vide remplie de meubles recouverts de draps. Sous le bord inférieur de la troisième apparaissait un rai de lumière, et le gémissement bas en émanait. Virelai se plia en deux pour regarder avec prudence par le trou de la serrure, mais ne put rien voir. À l’exception du moins d’une grande pièce avec des tables recouvertes de parchemins et de rouleaux, apparemment jetés là en désordre. Une douzaine de chandelles brûlaient dans des candélabres accrochés aux murs ; leurs flammes vacillantes et le jeu erratique de la lumière constituaient le seul mouvement visible dans la pièce. Virelai fronça les sourcils. Puis il se mit à genoux et regarda sous la porte.
Un œil lui rendit son regard.
C’était un œil pâle, à l’iris gris-vert, au blanc injecté de sang. Il n’appartenait pas à Saro Vingo. Pendant un instant, Virelai crut qu’il contemplait l’œil fixe d’un défunt. Puis la paupière de l’œil cligna. Virelai se releva en hâte, prêt à s’enfuir, mais sa main se referma plutôt sur la poignée de cuivre et il entra dans la pièce.
L’homme gisait sur le sol, la tête tordue de côté. Son visage était meurtri et enflé, il y avait du sang dans ses cheveux et autour de lui. Un de ses bras formait un angle bizarre avec son corps. En voyant Virelai, il s’était tu. L’attente planait dans la pièce, mais le sorcier ne savait que dire. Après quelques instants, il essaya : « Allez-vous bien ? » – ce qui était stupide mais montrait au moins qu’il ne voulait aucun mal à l’occupant de la pièce.
La paupière battit frénétiquement. « Vraiment pas.
— Pouvez-vous remuer ? »
Le corps se mit à bouger, un affreux mouvement de reptation, pour finalement se redresser sur un côté, avec le bras cassé qui retombait, inutile. Après d’autres efforts, l’homme finit par s’asseoir. Il était d’âge moyen, le crâne dégarni et très rose. Un œil était fermé, enflé d’une meurtrissure violette. L’autre, soupçonneux, se fixa sur Virelai maintenant agenouillé, puis sur le cristal dans son enveloppe de tissu.
« Qui êtes-vous ? demanda l’homme.
— Personne, vraiment », répondit Virelai, peu désireux de révéler trop volontiers son identité. « Je cherchais un de mes amis. Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Plutario Falco. On m’appelait parfois “Le Magnifique”. » L’homme ricana, toussa et recracha une dent, qu’il prit pour la contempler avec chagrin. « Pas très magnifique, à présent. Non que je l’aie jamais été, en réalité. C’étaient juste des tours de passe-passe, vous comprenez. Messire de Cantara m’a confié une tâche, à laquelle j’ai misérablement failli. Vous pouvez constater vous-même les résultats de sa fureur. On va me livrer demain au Tortionnaire.
— Le Tortionnaire ? »
L’homme adressa à Virelai un sourire édenté, puis jeta la dent par terre. « Où étiez-vous, ces dernières semaines ? Sûrement pas à Jétra. Tanto Vingo, l’invalide d’Altéa, le bras droit de Tycho, semble être le maître de la cité maintenant que tous les autres nobles sont partis dans le Nord et que les Dystra sont sur leur lit de mort. On l’appelle le Tortionnaire, pour toutes les tortures et les châtiments qui sont son principal plaisir. »
Virelai frissonna. Tanto Vingo. Il se rappelait le garçon à la face blanchâtre, semblable à une limace, dont on avait poussé l’espèce de trône d’osier dans le château, avec ses yeux de charbon ardent pleins de calculs et de furie réprimée, si différents du regard doux et ouvert de son cadet. Il se rappelait aussi les histoires contées par les esclaves, des murmures surpris ici et là, des histoires de cruauté et de rage. Et il se rappelait comme la chatte Bëte, avec le sûr instinct d’un animal, l’avait soigneusement évité.
« Et son frère, Saro Vingo ? » demanda-t-il avec un effroi croissant.
Plutario grimaça. « Il est à La Miséria. Pauvre garçon. On l’a traîné ici depuis le désert, ai-je entendu dire, où il avait été assez stupide pour s’enfuir et se joindre à une bande de Nomades plutôt que de se battre pour son pays. Mais quand Tycho Issian s’empare du Trésor Public et qu’on met votre tête à prix, on n’a guère de chances de s’échapper. Il sera puni pour désertion, dit-on, et il n’y a vraiment aucune affection entre ces deux frères. Je suppose que je ferai sa connaissance pendant un bref moment, avant que nous ne succombions tous deux aux plaisirs de Tanto. » Il changea son poids de place, en tressaillant à la douleur qui lui parcourait le bras. « Vous n’auriez pas un coutelas, ou quelque chose de coupant, dites donc ? » demanda-t-il après un moment.
Le sorcier secoua la tête.
« Dommage. Mieux vaudrait m’ôter la vie moi-même, rapidement et sans bruit, avant qu’on ne me livre à ce monstre. »
Virelai était horrifié. « Vous ne pouvez vous tuer. Il n’y a sûrement rien de si terrible que vous en soyez poussé à… » Il se tut, car il savait en même temps que ce n’était pas vrai. Il était soudain renvoyé à la tour de glace de Sanctuaire, où Rahë lui avait montré le vaste monde : toutes les cruautés que s’infligeaient mutuellement les hommes, de par toute Elda. Les viols, les bûchers, les bastonnades, les tortures. Des villages entiers envahis par les soldats, les esclaves fouettés sous un soleil impitoyable, un homme écartelé sur un chevalet enflammé, des Nomades lapidés par la populace enragée ou jetés sur d’énormes bûchers, des hommes cloués à de grandes croix de bois, et qu’on livrait à une interminable agonie… Avec une soudaine et terrifiante compréhension, il lui vint à l’esprit que ce que le Maître lui avait montré en ce jour funeste n’avait pas été une simple vision de déprédations présentes, mais une vision de l’avenir, cet avenir-ci. Le vieillard avait essayé de l’avertir, mais il avait ignoré ses paroles et s’était lancé dans une aventure qui avait déclenché une séquence d’événements aboutissant là, dans les horreurs mêmes qu’affrontait désormais le monde.
« J’ai nommé ce lieu Sanctuaire, et c’est un sanctuaire. Tu devrais me remercier de t’avoir amené ici en t’épargnant toute cette rapacité et toute cette horreur… Tout se délabre, mon garçon. La vie, l’amour, la magie. Rien n’est digne d’être sauvé, à la toute fin… »
Virelai sentit un bourdonnement qui lui montait dans la tête, dans la poitrine. L’homme parlait, mais ses paroles étaient toutes brouillées. « Non », dit-il. Il répéta : « Non. » Puis : « Non ! » Il tendit les mains à l’aveuglette, saisit l’épaule de Plutario. « NON. »
Il ne savait à qui il s’adressait ainsi ; ce pouvait aussi bien être à lui-même. Ce pouvait être un rejet du nihilisme du Maître, ou du désespoir de cet homme brisé. Ce pouvait être un défi à la disparition de toute chose, un appel outragé à la Déesse, en qui tout avait commencé. Une lumière blanche lui emplissait la tête, avec un bruit blanc. Il y eut deux voix, liées en un tourbillon sonore. Et puis le silence.
Il rouvrit les yeux. Plutario Falco était assis et le fixait avec une expression qui frisait la terreur. Là où la meurtrissure lui avait fermé l’œil gauche, la peau était rose et luisante comme celle d’un nouveau-né. L’homme recula, essayant de se relever. Des deux mains. Bouleversé, Virelai vit que le bras cassé était normal, les os s’étaient ressoudés, l’épaule disloquée s’était remise en place.
« Qui… qui êtes-vous ? » balbutia Plutario. Il plia les doigts, médusé. « Vous m’avez guéri. C’est un miracle. Je ne peux y croire. Est-ce de la magie ? De la vraie magie ? Par la Dame, je n’ai jamais cru en l’existence de la magie, je croyais que c’était des mensonges, des illusions, des tours de passe-passe, comme les miens. Mais ceci… » Il adressa un sourire éberlué à son sauveur. Il y avait un trou à la place de la molaire tombée ; la dent se trouvait encore sur le sol, avec ses racines sanglantes.
Pas un miracle complet, alors, songea Virelai, distrait. Mais quel autre terme utiliser, et comment cela était-il arrivé ? Il cherchait en vain une explication, affolé. Après un moment, des larmes roulèrent sur ses joues, une autre expérience nouvelle.
« Ne pleure pas, mon homme ! » s’écria Plutario en le tirant sur ses pieds. « Tu es libre, et je suis intact. Nous pouvons nous enfuir d’ici sans nous retourner !
— Je ne puis partir sans Saro Vingo », dit Virelai d’une voix morne.
« Abandonne, mon gars. Il est déjà mort. Ma vie t’appartient. Laisse-moi t’en remercier de belle manière. Je vais te dire comment. J’ai des amis sur la Tilsen, et ils possèdent un bateau. Si nous partons maintenant, cette nuit, nous pouvons payer un passeur pour nous emmener les retrouver. Es-tu jamais allé à Gila ? C’est merveilleux, chez moi : du vin, des femmes et des chansons de l’aube au crépuscule, pas de prêtres ni de fanatiques pour tout gâcher. Je ne peux imaginer pourquoi j’en suis parti. » Il fit une pause pour y réfléchir, puis eut un grand sourire : « Eh bien, quelles raisons a-t-on jamais de venir à la Cité Éternelle, hein, mon ami ? L’argent. Il y a toujours de l’argent à faire à la Cité Éternelle, surtout dans ma profession. Ou il y en avait avant qu’on ne commence à persécuter les faiseurs de magie et à se préparer à cette folle guerre. Viens avec moi à Gila pour y vivre comme un prince, et tu oublieras bientôt toute cette triste affaire.
— Je ne le peux. Je dois sauver Saro. Où est La Miséria ? »
Plutario secoua tristement la tête. « Tu es fou. Nul n’y va sinon comme garde ou comme prisonnier. Et de ceux-là, il n’en ressort jamais un seul vivant, à moins d’être en route vers leur exécution. »
Virelai était désespéré.
« Eh bien, mon ami, je dois partir, dit enfin Plutario. Je serai heureux de quitter ces lieux. La Cité Éternelle n’a été pour moi qu’un cauchemar depuis que cet imbécile de Barzaco a dit au sire de Cantara que je pouvais faire de la magie pour lui.
— Quelle sorte de magie ?
— Oh, il voulait que je rende ses bateaux invisibles, ou quelque chose de ce genre, pour lui permettre d’entrer sans être vu dans Halbo et sauver cette femme, la Rosa Eldi. Une idée absurde, mais voulait-il m’écouter quand je lui disais que c’étaient seulement des tours de prestidigitation ? Non ! Mon idée, pour rendre les gens invisibles, c’est des rideaux et des trappes et une abondante fumée bleue. Il est complètement fou, cet homme-là. Il y croit dur comme fer, à toutes ces sornettes. »
Virelai le saisit par les épaules : « J’ai une idée. Et oui, ta vie m’appartient, et je sais comment tu pourrais payer ta dette. »
16. La Miséria
« Je n’aime pas cela du tout.
— Il n’en a jamais été question.
— Si on nous attrape, nous sommes morts.
— Il y a à peine une heure, tu étais prêt à t’ôter la vie, tu as donc gagné une heure.
— Une heure ne me profite guère.
— On peut accomplir beaucoup de choses en une heure. L’avenir du monde peut changer en moins de temps que cela.
— Je ne suis qu’un faiseur de tours, un charlatan, un bonimenteur, que m’importe l’avenir du monde ? »
Dans la pénombre du corridor, Virelai fixa sur Plutario Falco son regard pâle pour l’examiner des pieds à la tête. L’uniforme était aussi détaillé qu’il avait pu s’en souvenir – une tunique bleue, des culottes à galons d’argent, de hautes bottes noires, un étincelant casque argenté. Il n’y avait pas de gros dans la Garde jétraîne, aussi le prestidigitateur était-il l’ombre de lui-même, une ombre qui brillait un peu sur les bords, ce qui pouvait paraître à un coup d’œil distrait un effet de la lumière, plutôt que l’illusion assez maladroite qu’il avait employée. Il réservait ce qui lui restait de sa sorcellerie pour la suite des événements. Mais en se rappelant avec quelle rapidité s’étaient évanouies ses anciennes illusions magiques, il n’y avait pas de temps à perdre.
« Ta vie m’appartient. Tu l’as dit toi-même. Je te libérerai de ta dette dès que nous aurons mis Saro Vingo en sûreté. »
Plutario secoua la tête avec lassitude. « Je ne sais pourquoi je t’ai laissé me convaincre. Tu m’as sûrement jeté un sort dans la cervelle comme dans le reste du corps. »
Ils descendaient dans une pénombre grandissante, et l’écho de leurs pas résonnait sur la pierre. Il semblait remarquable qu’on ne fût pas venu s’enquérir de tout ce bruit. Mais ce qui restait de soldats à Jétra avait de toute évidence été assigné à d’autres tâches. Ou encore, sachant que les entrées de La Miséria étaient fort bien protégées, on ne se souciait pas de les garder aussi bien qu’avant, surtout avec le chaos qui régnait désormais sur la Cité Éternelle. La puanteur augmentait à mesure qu’ils s’enfonçaient dans ces profondeurs, et Plutario dut se mettre une main sur le nez et la bouche. Ce n’était pas l’odeur honnête de la sueur et des déchets humains – ou plutôt ce n’était pas que cela. C’était une odeur infiniment plus dérangeante. Un parfum de chair rôtie se mêlait à un arrière-goût métallique, et l’atmosphère même semblait épaisse et huileuse, comme si elle avait pu vous laisser un résidu sur la peau et vous enduire narines et poumons d’une pellicule de graisse imperméable. Le simple fait de la respirer donnait à Virelai l’impression d’être complice des actes vils perpétrés en ces lieux, quelle qu’en fût la nature.
« Pouah ! » s’exclama enfin Plutario. « Je croyais qu’ils avaient réservé leurs bûchers pour le grand Campo et le marché principal. »
Virelai sentit la répulsion qui montait en lui, aussi acide que de la bile.
« Viens », dit-il doucement, et il accéléra le pas.
Le bruit des voix les arrêta net au palier suivant, puis des rires, et des verres entrechoqués. De la fumée d’herbe douce et d’encens flottait dans le corridor devant la salle de garde, embrumant l’air. Virelai poussa son compagnon contre le mur et observa avec attention les hommes à l’intérieur de la salle. L’instant d’après, il enleva le casque de Plutario et, avec un murmure bas, il passa la main sur le visage de l’autre. Puis il recula, examina son œuvre, ajouta une cicatrice sous l’œil gauche du prestidigitateur. C’était un homme belliqueux qui le regardait à présent, avec une mâchoire proéminente et un nez bourgeonnant de veines rougeâtres.
Il n’avait jamais tenté de se transformer lui-même. Sans miroir, ce serait difficile, car il était habitué à voir les changements à mesure qu’il les effectuait, en ajustant ce qui ne correspondait pas au modèle. Les houris sur lesquelles il s’était exercé pour satisfaire aux désirs de Tycho avaient été d’une autre nature que la Rosa Eldi, avec leurs hanches amples, leur peau et leur chevelure foncées ; les transformer pour plus d’une heure avait constitué un vrai défi. Avec un peu de chance, il ne devrait assurer leur métamorphose, à Plutario et à lui, que pendant quelques moments. Avec un soupir, il ferma les yeux et se concentra sur l’homme qui se trouvait en face de la porte. Puis, en gardant bien à l’esprit le visage du garde, il toucha le sien. Le picotement de la sorcellerie le prit au dépourvu. C’était moins douloureux que troublant, comme si sa peau avait rampé sur ses os, détachée de ses muscles, de ses cartilages et de ses ligaments. La vibration qui accompagnait le phénomène lui donnait l’impression d’avoir un nid de guêpes dans le crâne. Elle se répandait dans tout son squelette pour se perdre dans les dalles sous ses pieds. Quand il toucha de nouveau son visage, il sut que ce n’était plus le sien. Le menton était plus court et plus compact, la mâchoire plus large et les orbites plus espacées.
En faisant signe à son compagnon de le suivre, il jeta un preste sort de concentration aux hommes de la salle de garde. Ils étudièrent leurs cartes avec une attention intense pendant les quelques secondes qu’il lui fallut pour franchir la porte ; puis le murmure des voix reprit.
Plutario, qui n’avait pas vraiment idée de ce qui venait de se passer, tapa sur l’épaule de Virelai dès qu’ils furent hors de portée. « Et maintenant ? » demanda-t-il d’un ton plaintif. Il avait le visage douloureux, la peau lui picotait, il se sentait mal à l’aise dans son propre corps. Mais il voulait malgré tout s’en tirer indemne et sortir de là le plus vite possible.
« On va aux cellules.
— Et après ? »
Virelai se retourna et regarda avec satisfaction Plutario trébucher de stupeur.
« Par Falla, que t’es-tu fait ? »
Virelai lui adressa un inhabituel sourire de loup, découvrant trois dents couronnées de métal argenté, un détail dont il était particulièrement fier. « Tu peux aussi demander ce que je t’ai fait, plaisanta-t-il. Mais ne t’attache pas trop à ton nouvel aspect attrayant, car il ne durera pas, je le crains. Et c’est pourquoi nous ne devons point tarder. »
Ils descendirent au pas de course les dernières marches, puis s’immobilisèrent en voyant apparaître deux gardes.
« T’as pris ton maudit temps pour nous relever, Manso ! grogna le premier. Je suis libre jusqu’à midi demain, et chaque minute que je passe hors d’ici compte ! »
Virelai haussa les épaules, se contentant de répliquer simplement : « Les clés ? », en parlant le plus bas possible et de sa voix la plus gutturale.
« Encore mal à la tête, hein ? » Le soldat se tourna vers l’autre garde. « Il nous a parié qu’il pouvait descendre une bouteille d’Ambre circésien, le temps qu’il fallait à Bosco pour aller pisser. Et il l’a fait, ça oui ! Un vrai tord-boyaux, ce truc. C’est bien fait pour toi ! » Il donna une tape sur l’épaule de Virelai en lui tendant un gros trousseau de clés. « Tiens. Pas que t’en aies besoin. Ces bâtards ne vont nulle part avant les bûchers de demain. »
Les deux gardes prirent les manteaux qui pendaient sur le dossier de leur chaise.
« Vous allez vous les geler, tous les deux ! » lança l’autre garde en remarquant leur manque de vêtements d’extérieur. « C’est froid comme les mamelles de Falla, là-dedans. »
Virelai se maudit en silence ; les hommes de la salle de garde, ayant une cheminée pour les tenir au chaud, avaient ôté leur manteau : il n’avait pas songé à en inclure dans son illusion.
« Bosco a vomi dessus, se hâta-t-il de dire.
— Le con ! » dit le premier soldat, ravi. « Tenez, prenez les nôtres. Là où je vais, j’ai pas besoin d’un manteau. Ni de ces fringues, d’ailleurs.
— Moi oui ! protesta l’autre garde. Il fait salement froid quand on est de garde à l’aube. »
Son compagnon lui donna une tape sur la tête. « Allez, viens, Dame Lavande, on va poser tes petits os délicats près de la cheminée, laissons ces pauvres misérables faire leur boulot. »
Virelai les regarda disparaître dans la pénombre glauque, attendit d’entendre l’écho de leurs bottes s’effacer à son tour. Puis il passa d’une cellule à l’autre, clés en main.
Ce qu’il vit lui fit douloureusement battre le cœur. Dans la première cellule, deux femmes gisaient en tas contre le mur, des poupées cassées, membres disloqués, l’extrémité de leurs doigts noircie de sang. L’une n’avait plus d’yeux ; l’autre avait un trou calciné à la place des lèvres et de la langue. Elles ne faisaient aucun bruit. Elles étaient peut-être mortes. Il l’espérait. Dans les deux cellules voisines, plusieurs hommes nus étaient enchaînés aux murs. Certains étaient transpercés de pointes métalliques, la peau si rouge et si boursouflée que, à l’évidence, on avait laissé ces pointes là depuis des jours, peut-être même des semaines, une mise à l’épreuve de la volonté de vivre des prisonniers, ou de leur mortalité. L’un d’eux avait succombé. Des mouches bourdonnaient autour de sa tête, se posaient dans ses orbites. Sa puanteur suivit Plutario et Virelai tandis qu’ils s’éloignaient dans le couloir. Virelai avait compris qu’il devait faire très vite. Derrière lui, Plutario vomissait tripes et boyaux, ce qui ajouta une autre forte odeur à toutes les autres puanteurs de La Miséria humaine.
Dans la toute dernière cellule, Virelai trouva un cadavre qui avait pourri jusqu’à l’os, et une silhouette ensanglantée.
« Saro ! »
Une tête se releva avec lenteur.
« Que veux-tu ?
— C’est moi, Virelai.
— Manso, je sais que tu aimes te moquer de moi mais je n’ai plus guère l’esprit à supporter tes plaisanteries ce soir. »
Virelai secoua la tête avec impatience. « Non, ce n’est pas Manso, j’ai juste pris son apparence pour un petit moment. Nous devons te sortir de là. Peux-tu marcher ? »
On éclata de rire, un son de grille rouillée. Puis une main transformée en massue par des pansements repoussa les haillons dégoûtants.
« Oh, par les dieux… »
Derrière Virelai, Plutario tomba à genoux, en vomissant de nouveau.
« Mon frère aime me prendre un petit morceau chaque jour. Il pense que chacun de ces morceaux le rend plus fort. »
Virelai saisit les barreaux de la cellule et posa son front sur le métal froid en sentant des larmes brûlantes lui monter aux yeux. Il battit violemment des paupières. Le cristal lui avait montré bien des horreurs, mais pas cela. Il s’essuya les yeux d’un revers de main et examina les clés, pour les essayer une à une.
« Tu ne la trouveras pas, dit Saro. Tanto la garde tout le temps sur lui. Personne d’autre n’a le droit d’entrer dans cette cellule. Il vient tous les jours, deux fois par jour. Je pensais que c’était lui, quand j’ai entendu les voix. »
Il toussa dans ses pansements, une toux déchirante qui le plia en deux. Quand il se fut remis, il esquissa un pâle sourire, la tête un peu penchée de côté. « Est-ce vraiment toi, Virelai ? J’étais sûr que tu étais mort sur le champ de bataille. Je t’ai vu tomber. Ou bien est-ce que je deviens fou ? Je le pense souvent. J’ai toutes sortes de visions bizarres.
— C’est bien moi. J’étais inconscient mais Alisha… m’a aidé.
— Elle vit encore ? Est-elle avec toi ? »
Virelai secoua la tête. Il n’y avait pas moyen d’expliquer ce qu’elle avait fait, ce qu’elle allait faire. « Elle a pris l’étalon et elle est partie vers le sud.
— Présage de la Nuit ? » Saro semblait stupéfait.
« Nous n’avons pas de temps pour tous ces charmants bavardages », dit Plutario, contrarié. « Si nous ne pouvons pas ouvrir cette maudite cellule, nous devrons le laisser et nous échapper d’ici avant qu’on ne nous découvre pour nous inviter dans une de ces jolies chambres. Nous avons essayé, nous avons échoué, c’est vraiment dommage, je suis bien navré pour ton ami, mais regarde dans quel état il est ! Même si tu pouvais le sortir de là, que ferait-il ? Et puisque tu ne peux pas l’extirper de là, il n’y a rien de plus à faire. Je suis venu comme tu me l’as demandé, maintenant, laisse-moi partir. »
Virelai soupira. Il était difficile de réfuter la logique de ce discours, malgré sa dureté. « Va, alors, dit-il enfin. Merci de m’avoir accompagné. J’espère que tu te rendras jusqu’au traversier.
— Et ça ? » Plutario désignait son visage et son torse.
« Dans un petit moment, cela disparaîtra.
— Dommage. C’était mieux que mon vieux corps. Mais peu importe. On se reverra peut-être à Gila un de ces jours, j’espère. » Puis il se pencha pour adresser un signe de la main à Saro. « Désolé, l’ami. Je faisais un bon truc avec des clés et des verrous, mais mon passé criminel est loin derrière moi. Porte-toi bien. »
Puis il s’enveloppa dans le manteau emprunté et s’éloigna.
Virelai contemplait la serrure, abattu. Il la contempla si longtemps que sa vision se brouilla. Des éclairs lumineux lui passaient sous les paupières. Il ferma les yeux bien fort, et la lumière se condensa et prit forme. Quand il les rouvrit, elle se tenait devant lui, bien nette et claire. Il éclata de rire.
Les clés vibraient dans sa main. Il en prit une et l’inséra dans le gros verrou de la porte de la cellule, énonça les mots qui transformaient l’illusion en réalité et laissa la magie couler le long de son bras. Avec un claquement sourd, la porte s’ouvrit et, l’instant d’après, il était auprès de Saro.
« Virelai, c’est extraordinaire ! Tu es un véritable sorcier ! Mais tu affirmais ne point posséder de pouvoirs magiques…
— Je ne le comprends pas mieux que toi », dit Virelai en secouant la tête. « Quelque chose a changé en moi, et en même temps quelque chose de bien plus grand que moi a changé aussi. Peut-être est-ce la Déesse qui est revenue sur Elda, la Rosa Eldi… C’est elle, peut-être. Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas. Tout ce que je pouvais faire, auparavant, c’était fabriquer des illusions, et encore, avec l’aide de Bëte. Mais à l’étage, j’ai guéri Plutario, il avait un bras cassé…
— Peux-tu me guérir ? » Saro avait les yeux écarquillés. « Mais c’est plus qu’un bras cassé. » Avec ses dents, il défit le pansement qui lui entourait la main gauche, et tendit celle-ci à Virelai pour qu’il l’examinât. Tous les doigts et le pouce avaient disparu, laissant des moignons noircis de goudron. « Il ne voulait pas que je perde tout mon sang. Ce n’aurait pas été amusant du tout. Et pourtant j’ai constamment prié pour obtenir cette délivrance…
— Je ne sais pas, dit Virelai, honnête. J’ignore si je peux recréer ce qui n’est plus là. » Il se rappela la dent tombée sur le sol de la chambre, et le trou qui restait dans la bouche du prestidigitateur.
Il prit entre les siennes les mains mutilées de Saro, en regardant fixement les horribles marques laissées par la cruauté, le fer, le feu et l’infection. Après tout, se dit-il, quand j’ai guéri Plutario, j’ai seulement pensé à son bras et à sa tête. Je n’ai pas songé à sa dent. Il ferma les yeux et se remémora les mains de son ami, chaudes, brunies par le soleil, avec le pouce solide, les longs doigts à l’extrémité carrée, les ongles rongés. Il se remémora cette main en train de brosser Présage de la Nuit, tenant une marmite… Refermée sur la pierre de mort. À travers la lueur aveuglante de l’artefact que Saro brandissait pour se défendre, il vit les os des doigts manquants, des ombres dans la luminescence, comme leurs propres fantômes.
Le bourdonnement de ruche désormais familier lui emplissait le crâne. Au lieu de le craindre, il l’appela plutôt, l’accueillit avec joie, le laissa se diffuser dans tout son être. Il y avait une couleur associée à ce son, un éclat qui n’était pas blanc mais d’un doré pâle et clair. Il sentit qu’il ne pouvait y résister. Cet or était doux et chaud, il courait dans ses veines et ses os comme une grande explosion d’énergie. C’était la vie, comprit-il dans un choc soudain de compréhension. La vie pure et simple, et il en était le conduit, il la transmettait à l’homme dont il tenait la main. Dont les doigts se refermaient sur les siens…
Il releva les paupières. Entre ses paumes reposait la nouvelle main de Saro, parfaite dans ses moindres détails. Il baissa les yeux : Saro avait de nouveau des pieds, pâles et osseux, avec des doigts de pied et de petites touffes de poils sur les phalanges, au lieu de ses moignons enflés, calcinés et purulents. Comme pour éprouver l’étendue de cette merveille, Saro remua ses doigts de pied. Virelai contempla ce petit mouvement avec lui, muet, comme des parents peuvent admirer les mouvements d’un enfant nouveau-né.
« C’est davantage que de la simple sorcellerie, Virelai. Par la Dame, c’est un miracle… »
Ils étaient tous deux si fascinés qu’ils n’entendirent pas l’approche des pas, la porte de la cellule qui s’ouvrait en grinçant…
« Toi ! »
Une main brutale empoigna l’épaule de Virelai et le tira en arrière, ce qui le fit chuter aux pieds de celui qui venait de parler.
C’était Tanto Vingo, debout, sans chaise roulante en vue nulle part, le visage couleur écarlate. Sans autre préambule, il donna un violent coup de pied dans les côtes du sorcier. Virelai en eut le souffle coupé. « Par Falla, que peux-tu bien faire dans cette cellule ? Je ne te paie pas assez pour que tu te tiennes à l’écart ? » Il le frappa de nouveau et Virelai poussa un grognement de douleur. « Eh bien, bâtard pleurnichard, n’écoutes-tu pas mes ordres ? Lequel es-tu ? » Il tira Virelai par son uniforme, le retourna vers lui. « Ah, Manso. Tu n’as pas l’air bien, je dois dire. Un peu pâle autour des ouïes. Tu as peur que je ne t’enferme là-dedans avec mon très cher frère et que je ne jette la clé ? » Il eut un sourire grimaçant, puis fronça les sourcils. « Mais j’ai la clé. Comment as-tu ouvert cette porte ? Y a-t-il un double dont personne ne m’a dit mot ? Par Falla, j’aurai la tête de Bandino si jamais…
— Ce n’était pas Manso, se hâta de dire Saro. J’ai crocheté la serrure.
— J’aurais aimé voir ça ! Ha !… On pourrait t’exposer sur la place du marché et faire payer un bon prix pour un tel tour. Regardez l’infirme sans doigts crocheter une serrure avec ses dents. Mais tu ne les auras plus très longtemps, celles-là… »
Ce disant, Tanto rejeta brutalement Virelai au sol et se détourna pour examiner son frère. Saro regarda avec satisfaction le rictus vicieux se transformer en une expression de stupeur idiote, tandis que les poings de Tanto retombaient mollement à ses côtés.
Tanto cligna des yeux, une fois, deux fois. « Comment… ? »
Saro se leva. Sous ses pieds nus, la pierre de la cellule était chaude et une très légère vibration courait dans ses jambes et son torse. Il se sentait merveilleusement bien, plus fort et plus vivant qu’il ne l’avait jamais été de toute son existence. Il éclata de rire et vit Tanto reculer. « Surpris, mon frère ? Tu pensais me tailler petit à petit jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un cœur sanglant et encore battant ? » Il agita ses mains neuves devant le visage horrifié de Tanto. « Sois certain que tes crimes reviendront te hanter. La Déesse ne désire pas me voir ainsi diminué, on dirait. » Il évita son frère d’un pas, prit Virelai par le bras d’une main puissante et le releva. « Mon ami et moi allons à présent partir d’ici, et tu vas t’asseoir bien tranquillement dans cette cellule et méditer sur ton sort. Donne-moi la clé, Tanto, et je ne te ferai point de mal. Les gardes te relâcheront plus tard, à moins, bien entendu… (il sourit) … que la clé ne disparaisse mystérieusement avec nous.
— Non ! Tu ne peux me laisser dans cet endroit répugnant et infesté de rats. Avec ça… » Tanto lança un coup de pied si violent dans le squelette de la prostituée qu’il avait laissée mourir dans la cellule de Saro que des fragments de côtes et de pelvis allèrent s’éparpiller sur le sol pour s’arrêter aux barres de fer. Tanto se mit à hurler. Le beuglement outragé, incohérent, impossible à arrêter d’un bébé en plein caprice se mit à résonner dans l’air confiné de la petite cellule.
Saro visa avec soin et assena sur la mâchoire de son frère un coup violent qui atteignit sa cible avec une précision et un craquement des plus satisfaisants. Au moment où son poing touchait Tanto, un souvenir jaillit en Saro, avec une si parfaite clarté qu’il lui sembla être transporté de ce lieu de torture dans un glorieux jour ensoleillé, près de l’étal de poignards de Katla Aransen, à la Grande Foire, l’été précédent – le jour d’avant celui où le monde avait plongé dans la folie. Il pouvait voir l’expression de Katla, ses sourcils en ailes de faucon qui s’arquaient, ses yeux gris-de-mer illuminés d’un amusement étonné. Il avait assommé son frère ainsi ce jour-là, pour l’empêcher d’appeler les gardes. Mais ç’avait été pour sauver Katla plutôt que sa propre vie. Il avait beaucoup songé à l’Eyraine dans les sinistres ténèbres de sa cellule, comme si sa bravoure et son auréole de cheveux ardents étaient des phares dans la nuit de son âme. Quelque part en ce monde, au-delà de cette minuscule et puante cellule à laquelle se bornait son univers, elle était toujours vivante. C’était une pensée qui l’avait maintenu en vie alors même qu’il implorait la mort.
Tanto s’affaissa sur les dalles dégoûtantes. Son collet incrusté de pierres précieuses se brisa sous le choc, arrosant le sol de gemmes qui scintillaient dans la crasse. Il resta étendu là, avec le seul mouvement de son souffle qui soulevait la tente de sa tunique sur sa vaste panse.
« Donne-moi un morceau de chiffon, que je le bâillonne, dit Saro. J’ignore combien de temps il va rester inconscient, ou combien de temps il nous faudra pour trouver le corridor qui mène hors d’ici du côté du lac. »
Virelai s’exécuta avec allégresse. C’était remarquable de voir la santé et la vigueur recouvrées par son ami : il était même capable de se relever sur les pieds qu’il venait de retrouver, et, de son poing tout neuf, d’assommer son frère ! Ce n’était peut-être pas la voie pacifique dont parlaient les Nomades, mais cela lui rendait foi en l’avenir. La magie est en moi, se répétait-il en déchirant une bande dans la partie la plus sale du bandage qui avait entouré la main mutilée de Saro. Je suis devenu un sorcier qui peut guérir malades et blessés. Que puis-je faire encore avec un pouvoir aussi miraculeux ?
« Virelai ?
— Pardon, je réfléchissais. » Il tendit l’étoffe à Saro et le regarda la serrer autour du visage bouffi de Tanto.
« J’espère qu’il s’étouffera », dit Saro, avec une violence inhabituelle chez lui.
« Nous pourrions… le supprimer, proposa soudain Virelai. Le monde ne s’en porterait que mieux.
— Je ne puis, déclara simplement Sar. Je sais que je le devrais, mais c’est quand même mon frère.
— Pas le mien. » Tout en parlant, Virelai se demanda s’il pourrait tuer un être humain, et même cette haïssable créature. Cela serait assurément plus facile si la victime était inconsciente, mais il ne pouvait vraiment imaginer comment ôter la vie à Tanto Vingo, ne pouvait vraiment imaginer ses mains serrées autour de ce gros cou lisse.
« Non », dit Saro, et toute une existence de désespoir résonnait dans ses paroles, « je ne pourrais jamais te demander, à toi surtout, Virelai, d’accomplir un tel acte. Quelle que soit la magie qui t’habite, c’est une force positive, qui engendre la vie et non qui la détruit. Ne souille pas ce don de la mort de Tanto. Fuyons plutôt ce terrible endroit et allons trouver Alisha, où qu’elle soit. J’ai une dette envers elle, pour la mort de Falo, et celle de ses amis nomades. C’est à cause de moi qu’ils ont tous été tués, et je dois payer cette dette. D’une façon ou d’une autre. »
Virelai détourna les yeux. La gorge serrée, il se taisait. Il savait qu’il ne pouvait aller vers le sud, mais il n’arrivait pas à trouver quoi dire. Aussi regarda-t-il en silence Saro refermer la porte de fer avec un claquement, et la verrouiller avec la clé de Tanto.
« Ne pouvons-nous rien pour les malheureuses créatures dans les autres cellules ? » demanda Saro en empochant la clé.
Virelai secoua la tête, soudain très las. « Seulement les délivrer pour toujours de leurs tourments. »
Saro eut une expression atterrée. « Ce serait de la bonté, je le sais, mais cela même ne serait pas bien. Peux-tu ouvrir leur porte et ôter leurs chaînes, afin qu’ils meurent du moins en liberté ? »
Ce n’était presque rien, mais il faudrait ce qui restait de force à Virelai. La plupart des prisonniers n’étaient pas en état de bénéficier d’un tel geste, mais il fit pourtant ce que Saro demandait. Quelques prisonniers s’avancèrent d’un pas traînant jusqu’à la porte ouverte en regardant fixement les deux hommes qu’ils voyaient – un jeune homme en parfaite santé mais vêtu de dégoûtants haillons et un garde jétrain à l’aspect étrange dont le visage semblait scintiller et onduler s’ils le regardaient trop longtemps. La plupart demeurèrent recroquevillés au fond de leur cellule, les membres engourdis depuis longtemps par le poids de leurs fers, en jetant des regards méfiants aux nouveaux venus – car qui savait quelles diaboliques nouvelles tortures le Tortionnaire avait en réserve pour eux, avec la tournure étrange de ces événements.
Saro et Virelai s’enfoncèrent toujours plus profondément dans les souterrains, en suivant des tunnels obscurs et visqueux. Ils se trompèrent à un tournant et furent soudain assaillis par une puanteur aigre-douce. Virelai se rattrapa au mur, puis ôta sa main, atterré, pour la trouver couverte d’une épaisse graisse noire qui lui collait aux doigts. On avait du mal à l’essuyer, même sur la serge grossière de l’uniforme, où elle laissait d’infectes traînées collantes.
« Par le ciel, quelle est cette chose répugnante ? » lança-t-il à la cantonade, sans même attendre une réponse.
Saro se retourna, les yeux luisants dans la lumière incertaine. « Ne le demande pas, dit-il sombrement. Tu n’aimerais pas le savoir. »
Après un autre tournant, ils débouchèrent soudain dans une salle au plafond haut, un cul-de-sac où le sol prenait une forte pente pour aboutir dans un large puits. Des marches étroites menaient à une sorte de plate-forme d’observation. Poussé par une curiosité qu’il ne pouvait s’expliquer, Saro alla regarder par-dessus bord. Tandis que ses yeux s’ajustaient à la pénombre, il distingua les restes d’un gros engin de métal qui semblait avoir fondu puis s’être affaissé sur lui-même ; on aurait dit une énorme araignée morte. En dessous s’étendait un monticule de cendres, avec des piles d’éclats d’os. Des dents éparpillées brillaient comme des perles dans l’amoncellement calciné.
Horrifié, Saro laissa échapper un gémissement sourd. Il avait déjà vu cet endroit. Son frère avait pris plaisir à lui en impartir le savoir. Avec ses mains et ses pieds mutilés, il n’avait pu empêcher Tanto de le toucher, et la vision l’avait envahi. C’était la fosse où Tanto, le Tortionnaire, avait mérité son nom en se livrant à une expérience après l’autre pour tester la capacité de son invention. Des centaines, peut-être des milliers de Nomades et d’autres innocents avaient péri là, dans l’agonie des flammes, sous une pluie de métal en fusion.
Saro serra les dents.
« J’avais tort », dit-il brusquement. Il se détourna et prit Virelai par le bras, en le secouant pour accentuer chacune de ses paroles. « Pardonne-moi, j’avais tort, terriblement tort. Nous devons mettre un terme à cette horreur. »
Virelai ouvrit la bouche pour protester. Il était tellement las ! Mais Saro, porté par sa force et sa vitalité retrouvées, disparaissait déjà dans l’obscurité, et il dut courir pour le rattraper.
Lorsqu’ils revinrent aux cellules, c’était le chaos. Quelques prisonniers, ceux qui pouvaient marcher, erraient sur les lieux. D’autres étaient étendus de tout leur long sur le sol, les bras tendus à travers les barreaux de la cellule de Tanto, essayant de saisir ce qu’ils pouvaient des gemmes répandues à terre. D’autres encore tentaient de porter les femmes aux membres rompus dans l’escalier.
« Vite…
— Reste là », dit Saro d’une voix tremblante. « Reste là et ne me regarde pas. »
Il enjamba les voleurs de gemmes, déverrouilla la porte métallique et alla s’agenouiller près de son frère. « La Déesse me pardonne », murmura-t-il. Il n’avait jamais réellement cru en l’existence de celle-ci avant ce jour. Elle lui avait rendu la vie, et il allait maintenant en prendre une. Il y avait peut-être là une étrange symétrie, mais cette pensée ne le réconfortait guère. Puis, avant de pouvoir changer d’idée, il plaqua ses mains sur le nez et la bouche de Tanto, et se mit à serrer.
Aussitôt, des images l’envahirent, une marée d’horreurs et de débauche, de cruautés mesquines et de monstrueux péchés. Son crâne en était rempli, près d’exploser, et il dut crier, et crier encore, pour les vomir dans le monde où Tanto les avait commis. Sous lui, le corps de Tanto devint rigide, puis se mit à se débattre aussi sauvagement qu’un cheval indompté. Tanto ouvrit les yeux. Étincelants, noirs de malice et de rage, ils se fixèrent sur Saro, ce frère dont il avait toujours méprisé la pathétique faiblesse. La terreur remplaça la colère lorsqu’il lui devint évident que Saro ne céderait pas. De terribles grognements jaillirent du Tortionnaire, pressants mais étouffés par les épaisseurs de tissu et la prise résolue de Saro. Celui-ci ferma les yeux et les garda bien fermés, tout en s’accrochant sombrement, écartant les visions que Tanto lui offrait – les viols, les cruautés, les chevalets, les amputations, toutes les souffrances gratuites qu’il avait infligées à des chats, à des chiens, à des chevaux, à des hommes, des femmes, et à tant d’autres qui ne lui avaient jamais fait de mal.
Même dans son état d’invalide bouffi, Tanto était d’une force remarquable. Ses soubresauts parurent durer une éternité. Pendant toute la longue durée qu’il fallut à la vie de son frère pour s’éteindre, Saro sentit quelque chose se briser en lui, et sut que cet acte le changeait à jamais. Même dans la mort, Tanto avait apparemment obtenu une autre victoire.
« Assez ! »
La voix était rauque de fureur. Saro s’écroula en sanglotant sur le corps inerte de son frère, épuisé dans sa chair et dans son âme. Des mots sans suite jaillissaient de ses lèvres en une absurde cacophonie. Puis des mains rudes lui saisirent les épaules, l’écartèrent du cadavre et le remirent debout, tandis que d’autres mains lui retournaient les bras dans le dos et lui attachaient les poignets avec une grosse corde.
« Par la Déesse, qu’as-tu fait ! ? »
Le sire de Cantara, Tycho Issian, passa entre les gardes pour entrer dans la cellule obscure et considérer la silhouette étendue sur le sol et dont les yeux fixes comme du verre regardaient les ténèbres. Esquissant un signe superstitieux, il tâta le cadavre du pied, puis avec plus d’insistance lorsque sa première tentative ne suscita pas de réaction. Des vagues de bourrelets gras tremblotèrent sur la poitrine de Tanto, mais ses yeux gardaient leur fixité dans une face devenue violette de panique et de sang.
« Ce charlatan sournois nous l’a bien dit… (Tycho montra la tête encore saignante du pauvre Plutario, les yeux retournés dans leurs orbites, redevenu lui-même) … quand nous l’avons trouvé essayant d’échapper à notre merci. Nous pouvions à peine le croire, et pourtant nous le voyons nous-mêmes. Assassiner son propre frère est un crime abominable… »
Mais Saro ne regardait même pas l’homme qui l’admonestait ainsi, ou le trophée sanglant qu’il tenait. Son délire de paroles s’était effacé en un murmure, puis s’était tu. Son regard stupéfait était fixé sur un tout autre objet.
Choqué de constater que ni son outrage ni son horrible trophée n’avaient retenu l’attention du jeune meurtrier, Tycho se retourna vers la source de la fascination de ce dernier.
Dans le passage entre les cellules, un spectacle incongru s’offrit à lui. Là, dans son uniforme à moitié déchiré, entre deux de ses fidèles miliciens, se tenait l’homme qu’ils venaient de capturer – le garde qui avait si traîtreusement permis cet acte répugnant. Ses traits semblaient dans un état instable. Tycho pouvait voir comme ils hésitaient entre une forme plus pâle aux contours plus pointus et un visage hâlé qui ressemblait de façon troublante à celui de l’homme qui lui tenait un poignard sur la gorge. C’était presque comme si l’un de ces visages flottait sur l’autre, chacun passant tour à tour au premier plan.
L’illusion commençait de se dissiper. Virelai l’aurait su à l’expression désespérée de Saro, même s’il n’y avait pas eu la sensation de malaise qu’il ressentait d’ordinaire.
Les soldats, qui n’avaient pas encore bien regardé leur prisonnier car ils l’avaient capturé dans le feu de l’action, se mirent à faire des signes contre le mauvais sort en reculant, effrayés.
« Manso », souffla le sergent en regardant tour à tour les deux hommes, « lequel es-tu, Manso ?
— C’est moi, connard ! » s’écria l’homme qui tenait Virelai. « Par les feux de Falla, de quoi parles-tu, Gesto ? Tu m’as piqué quinze maudits cantari il y a dix minutes, dans la salle de garde ! »
Virelai baissa la tête, trop las et trop misérable pour livrer une bataille qui serait bientôt perdue. Sa sorcellerie l’abandonnait. Il avait manqué à son ami, et ils allaient tous deux connaître une mort atroce.
On lui releva brutalement la tête. Les yeux fous de Tycho Issian le regardaient fixement. Virelai recula, mais le seigneur du Sud le tenait bien, lui serrant le menton comme dans un étau. Au lieu de la fureur et du dégoût, son visage était empreint à présent d’une étrange avidité, d’une rapacité désespérée qui semblait le consumer de l’intérieur. Son regard brûlait d’un terrifiant désir.
« Virelai… » souffla-t-il. Puis : « Virelai ? » demanda-t-il d’une voix tranchante.
« Oui », dit Virelai, lamentablement. « C’est Virelai, en effet. »
Tycho Issian sourit, une horrible expression maniaque qui lui étira si largement la bouche que Virelai crut pendant un moment, hébété, que le noble allait le déchirer de ces dents si blanches qui luisaient férocement dans la pénombre.
« Virelai… » Cette fois, c’était presque une caresse. « Ta sorcellerie s’est grandement améliorée depuis la dernière fois que je t’ai vu. Et sans cette maudite chatte, aussi bien. Ces filles, au château de Forent… ah… » Il soupira. « Quel que soit le sortilège d’illusion dont tu as usé sur elles, il a considérablement modifié leur aspect, mais sans jamais les faire ressembler à leur modèle. Et pourtant, je t’ai vu à présent de mes propres yeux et j’ai cru que tu étais Manso, entièrement. Jusqu’à ce que l’illusion se dissipe… »
Car le visage qu’il scrutait n’était plus celui du stupide capitaine des gardes, mais sans erreur possible celui de l’homme pâle, celui qui avait autrefois essayé de lui vendre la Rosa Eldi, celui qui l’avait perdue et qui avait échoué dans toutes les tentatives pour la retrouver avant que le roi nordique ne l’eût enlevée. Celui qui avait conféré à de l’étain l’aspect de l’argent, pendant des semaines – assez pour que Tycho pût obtenir une fortune en échange – mais qui n’avait jamais vraiment réussi à faire se ressembler exactement deux êtres humains. Tycho considéra le visage mince et pâle de Virelai, ses yeux presque décolorés, avec leur pupille noire et opaque, si dilatée à présent qu’on ne voyait des iris qu’un mince anneau, le nez aquilin, les méplats anguleux des joues et des mâchoires, les lèvres finement ciselées, les tresses de cheveux d’un blond presque blanc, et il éclata de rire, un rire énorme qui résonna en écho dans l’espace restreint des cachots. C’était un son déconcertant à entendre dans La Miséria : dans leurs cellules, d’un bout à l’autre des corridors qui s’ouvraient à partir des chambres centrales, les fous, les mutilés et les demi-morts s’éveillèrent de leurs fugues douloureuses et s’enveloppèrent avec anxiété de leurs bras, quand ils en avaient, en se demandant ce qui suivrait un bruit aussi étrange et aussi incongru.
« Ah, Virelai ! » s’exclama le sire de Cantara en attirant le sorcier dans une étreinte aussi profonde qu’importune, « quelles merveilles accomplirons-nous maintenant ensemble ? »
Révulsé par cette intimité importune, Virelai s’écarta. « Je ne… je ne peux pas pratiquer de la magie pour vous, mon seigneur ! balbutia-t-il.
— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? » L’intonation était menaçante.
Tout le corps de Virelai se mit à trembler. Il ne pouvait croire qu’il avait parlé ainsi.
Tycho Issian se mit à rire de nouveau, mais c’était à présent un son sépulcral. « Amenez ce garçon ici », lança-t-il par-dessus son épaule.
Deux des gardes traînèrent Saro hors de la cellule, malgré sa résistance. Son regard balaya au passage le visage de Virelai. Il avait une expression intense et suppliante. Il secoua la tête, un mouvement infime, tressaillement involontaire ou signal, c’était impossible à déterminer.
« Emmenez cet imbécile et clouez-le nu sur une croix, dans le Campo, ordonna Tycho. Il assistera au spectacle offert par la dernière invention de son frère. Nous avons deux cents Vagabonds et hérétiques qui alimenteront un bon feu, je crois. Ce sera sûrement le tribut le plus approprié au génie de Tanto. » Il s’interrompit, puis reprit d’une voix soyeuse : « Et assurez-vous de lui coudre les paupières pour les garder ouvertes, afin qu’il ne manque aucun détail de leur châtiment. Ce sera bon pour son âme de voir tant de misérables qui souillent le nom de Falla châtiés par ses flammes purifiantes. Il ira rejoindre la Déesse en état de grâce lorsque je l’expédierai de ma propre main à la Dame.
— Non ! » Virelai était écrasé de chagrin. Ce serait la vision maléfique que le cristal lui avait montrée, celle qui l’avait lancé dans ce voyage funeste pour essayer de secourir son ami. Il tomba à genoux en agrippant des deux mains la riche robe de velours de Tycho Issian. « Ne faites pas cela, mon seigneur, s’écria-t-il. J’ai eu une vision de cette terrible scène, et elle ne fait nullement honneur au renom de Votre Grâce !
— Comme c’est touchant, Virelai, déclara Tycho avec un sombre sourire. Mais il ne te servira de rien de t’inquiéter de son sort, ou de mon renom, car dès que ce Vingo sera mort, je vais t’arracher la peau par petits morceaux, jusqu’à ce que tu reviennes sur ta décision ou que tu meures. »
Virelai n’avait jamais été brave. Même lorsque ses sensations avaient été atténuées, il avait craint le concept même de la douleur. Avec une horrible clarté, il se rappelait sa fuite de la tente en flammes de l’Assemblée, à la Grande Foire, et comme Tycho avait frappé partout au hasard avec son petit coutelas pointu, se poignardant et se tailladant un chemin vers la liberté. Il se rappelait les rouées de coups et les humiliations qu’il avait subies aux mains du sire de Cantara. Il savait que celui-ci exécuterait à la lettre ses menaces, en y prenant un constant plaisir. Avec son corps nouvellement éveillé, sa chair de nouveau vivante à la suite de ce qu’Alisha avait accompli avec la pierre de mort, il savait que son expérience de la douleur serait encore plus atroce qu’auparavant. Il savait aussi que Tycho Issian était un homme cruel et rancunier, que l’assister dans ses entreprises était s’allier au mal incarné. Mais comment pouvait-il laisser son ami mourir, et en de si viles circonstances ? Il baissa la tête, écartelé par ce terrible dilemme, en se rappelant les paroles d’Alisha dans le désert, au sud de la cité : « Tu devras effectuer un choix très important bientôt, Virelai, et de ce choix dépendra tout ce qui mérite d’être sauvé en ce monde. » Mais comment décider de ce choix ? Il en savait si peu, et tout ce qu’il faisait tournait mal.
Rose du Monde, Falla, entends-moi, pria-t-il en silence. Pardonne-moi tous les péchés que j’ai commis à ton endroit, et aide-moi à agir à présent comme il le faut.
Puis il releva la tête et fixa sur Tycho Issian un regard qui ne vacillait pas. « Saro en a assez enduré, dit-il d’une voix douce. Et si on lui fait du mal de quelque façon que ce soit, je mourrai avant de pratiquer la plus infime magie pour vous, mon seigneur. » Alors même que ces mots tremblaient sur ses lèvres, et pendant quelques brefs instants, il sentit une grande paix l’envahir, un calme aussi profond qu’une bénédiction. Assurément, il avait pris la bonne décision. Puis cette certitude s’effaça aussi vite qu’elle était née, le laissant vide et désespéré.
Les sourcils du sire de Cantara se froncèrent légèrement, puis s’arquèrent. Il n’était pas souvent surpris par le comportement humain, car il attendait toujours le pire et était ainsi rarement déçu. Avec un haussement d’épaules, il fit signe aux gardes. « Emmenez ce Vingo dans les meilleurs appartements du château, et donnez-lui tout le confort possible », déclara-t-il en les regardant essayer vainement de dissimuler leur étonnement. « Dites à l’intendant de le traiter avec honneur et de manière hospitalière, et de lui amener sans délai un chirurgien. Mais il ne devra pas quitter ses appartements sans escorte. Nul ne doit lui faire de mal. Et si un seul d’entre vous parle de ce qu’il a vu ici, je lui ferai arracher la langue, les yeux et les parties, pour les rôtir et les donner en festin à ses enfants. Avez-vous bien compris ? » Les soldats se hâtèrent de hocher la tête. « Et portez cette… abomination… (il désignait le corps bouffi de Tanto) … jusqu’à la fosse et débarrassez-vous-en avec du goudron et des flammes. Si on vous demande où il est, dites que je l’ai envoyé rejoindre son oncle. » Il eut un mince sourire, puis se tourna de nouveau vers Virelai. « Nous avons passé un marché. Prends bien garde de ne pas revenir sur ta parole, car j’ai ton compagnon comme otage, et tu sais, je crois, de quoi je suis capable si tu encours de quelque façon mon déplaisir. »
Virelai hocha la tête en silence. Il savait qu’il était maudit.
17. Rêves
Les seithers, le plus ancien peuple d’Elda, soutenaient que les Trois – le Seigneur, la Dame et la Bête – parlaient souvent à leurs enfants du monde à travers des rêves. Car alors seulement ceux-ci avaient-ils le temps de prêter attention à ce qu’on leur disait, sans les distractions de la maladie, des enfants, du bétail et de la maisonnée, des procès, des activités sociales, de la pénurie et des disputes qui s’immisçaient entre leur conscience et les sujets plus importants. Ceux dont les demeures reposent sur des rocs cristallins sont connus pour avoir les rêves les plus intenses, car les divinités d’Elda ont toujours utilisé cette voie. Mais les dieux parlent même à ceux qui vivent sur la mer, l’eau étant un autre bon conduit pour les rêves. Cependant, il en est de par le monde qui, par entêtement ou parce qu’ils sont obsédés, se ferment aux messages qu’on leur envoie et, lorsqu’ils s’éveillent d’un sommeil agité, poursuivent délibérément la ligne qu’ils ont choisie, même si elle les mène à la mort ou bien pis…
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Dans une étrange embarcation propulsée par des esprits invisibles et gouvernée par un homme ancien dont la barbe flotte derrière lui dans ce qui n’est pas un vent naturel, Aran Aranson rêve de sa demeure à Tomberoc, de son épouse – aussi jeune que lorsqu’il l’a courtisée pour la première fois – qui court sur le rivage pour l’accueillir au port, ses cheveux roux dénoués jusqu’à la taille, scrutant de ses yeux perçants l’équipage du vaisseau qui approche, et dans son sommeil, il sourit…
Urse-Une-Oreille frissonne, recroquevillé à l’abri d’un grand arbre, car la nuit tombe vite dans le continent austral et l’air est froid. Celui qui lui a confié sa tâche lui a cependant procuré une certaine protection et il ne périra pas comme d’autres le pourraient faute d’abri, de nourriture et d’eau en cet endroit hostile. Depuis qu’il a été transporté ici, il a suivi jour et nuit la piste d’un gros animal. Il rêve à présent, et voit les traces qui s’étirent à l’infini, d’énormes empreintes à cinq doigts dans la terre, dans le roc, dans l’air. C’est son unique pensée lorsqu’il est éveillé, son seul rêve quand il dort. Il ne lui reste rien d’autre, semble-t-il…
Fent Aranson, ou ce qu’il est devenu depuis que le Maître de Sanctuaire a exercé sur lui ses sortilèges, Fent Aranson ne dort pas, du moins pas d’une manière qu’on reconnaîtrait pour naturelle. Sans battre des paupières, il marche plutôt, il escalade, il rampe le long de pentes caillouteuses. Il poursuit son voyage à travers les Skarns en direction des Monts Dorés, il va vers le sud, toujours plus loin au sud, sans repos, ne se laissant arrêter par aucun obstacle. Mais, pendant ce temps, des idées courent dans sa tête, des éclairs et de brefs fragments de ce qui pourrait être des souvenirs, des visions ou même des rêves, et il ne voit pas grand-chose du terrain qu’il parcourt, mille après mille…
Dans les quartiers des esclaves, au château de Forent, Béra Rolfsen se retourne sans cesse dans son sommeil en rêvant de son époux. Dans son rêve, ils se tiennent par la main et regardent le navire brise-glace brûler à Plage-à-La-Baleine. Leur fils aîné leur fait des signes à travers les flammes. Ils lui répondent en agitant la main. Puis il traverse le brasier pour venir les rejoindre et ils remontent tous trois le chemin familier qui mène à la grande salle de Tomberoc, aussi belle qu’à l’origine. Grand-Ma Rolfsen se balance au soleil dans sa chaise à bascule, avec les jumeaux, identiques à trois ans, qui font des culbutes à ses pieds dans la poussière…
Dans une chambre plus luxueuse, trois étages plus haut, Kitten Soronsen caresse son flanc lisse et rêve que cette main est celle d’un beau seigneur étranger. Mais dans la pièce voisine, Katla Aransen rêve seulement de violence et de fuite. Elle court, elle court, dans d’interminables couloirs obscurs où toutes les portes sont closes. Elle le sait, parce qu’elle les a toutes essayées. Derrière elle résonnent les pas lourds des soldats et elle sait que s’ils la rattrapent, ils la violeront, chacun son tour. Elle n’a pas d’arme, ou elle rebrousserait chemin pour les affronter dans un combat à mort. Elle dépasse un coude du couloir, haletante, et aperçoit une lumière lointaine où se découpe une silhouette, une haute silhouette qui porte une épée flamboyante. La lumière transforme en flammes la chevelure du guerrier et elle sait, avec la parfaite, soudaine et douloureuse logique des rêveurs, qui est cette silhouette, et ce qu’elle représente. Sans hésiter, elle court jusqu’au guerrier. L’épée flamboyante lui perce le cœur, comme elle s’y attendait, une éclatante et déchirante brûlure. La chute dans l’oubli est la sensation la plus merveilleuse qu’elle ait jamais éprouvée…
À bord du vaisseau des mercenaires, Erno Hamson étreint la grande épée enroulée dans son étoffe et rêve qu’il tient Katla Aransen dans ses bras. Elle est plus mince que dans son souvenir, et ses muscles sont plus durs aussi. Quand elle se tourne vers lui pour lui sourire, il voit sa mort étinceler dans son regard.
Dans ses appartements au cœur de la Cité Éternelle, Saro Vingo se débat en criant, les mains refermées à jamais autour de la gorge de son frère dont les yeux noirs le fixent sans un battement de paupières, aussi confiants que celui d’un chien. « Très cher frère, murmure le cadavre, comment peux-tu me traiter ainsi ? » Le désespoir efface ce que Saro croyait posséder de raison. Et soudain, il se rend compte que c’est son propre visage qui le regarde, accusateur et mort.
Dans son existence précédente, Virelai n’a jamais rêvé. Quand il dormait, c’était sans troubles ni plaisirs. Mais il frissonne à présent dans son sommeil. Il se voit de très haut, une chose minuscule, un ver de terre, et une ombre ténébreuse fond sur lui, prête à le dévorer…
Tycho Issian brûle de désir dans ses draps de soie, et il rêve toujours du même ravissement, de longues jambes pâles qui s’ouvrent pour l’accueillir au cœur d’une rose…
Loin en Eyra, la Rosa Eldi, qui ne dort jamais vraiment mais demeure aussi immobile qu’elle le peut dans le grand lit royal afin de ne pas déranger son époux bien-aimé, tend son ouïe surnaturelle pour écouter tous les menus bruits de la ville de Halbo – le souffle doux de ses habitants, le gémissement de ses chiens, les pas de ses chats, le crépitement des feux réduits à des braises, les grattements et les froissements des rats et des pigeons dans mille chevrons, l’accouplement des marins et des prostituées dans les allées proches des docks, le vent qui passe dans les cordages des vaisseaux de la flotte eyraine, bien ancrés dans le port, le susurrement de la mer. Et, loin sous la surface hérissée par le vent, les incessants mouvements de la Némésis. La Rosa Eldi est étendue là, enveloppée de tous ces bruits comme d’un cocon, et elle se rappelle les voix lointaines qui ont effleuré sa conscience pendant le jour, des voix bien différentes des conversations pointues et malveillantes de la grande salle, du marmonnement des hommes dans la salle d’état-major, qui planifient, qui comptent, qui ne cessent de parler. Elle se remémore les prières qui ont été offertes au dieu Sur pendant cette longue journée – parfois à voix haute, parfois murmurées en secret, ou même énoncées en silence –, par des bergers de garde sur les collines dénudées des îles, des pêcheurs pris dans une bourrasque au milieu de l’Océan du Nord, des hommes qui vont tirer l’épée pour un duel d’honneur, des prières qui se répètent maintenant dans leurs rêves. Tous ces gens sont loin de savoir que leurs prières ont une spectatrice – ces prières qu’ils voient plus comme des gestes superstitieux pour écarter le mauvais sort ou pour attirer la chance que comme un dialogue avec une divinité qu’ils croient disparue depuis longtemps de leur monde. Et ils ne savent pas non plus la nature de celle qui les entend.
Plus étrange encore alors est-il pour elle d’épier les prières qui flottent depuis la capitale ennemie, dans le lointain continent austral, des prières adressées à une déesse en qui elle ne se reconnaît pas encore, bien qu’une prière en particulier n’ait cessé de s’élever, comme un mantra, la supplication désolée d’une âme perdue, une voix qui lui fait courir des frissons sur l’échine, qui lui hérisse les cheveux sur la nuque. Car cette voix la nomme à la fois Rose du Monde – son nom – et Falla, ce que jusqu’alors elle ignorait être aussi son nom. Prise au dépourvu par la résonance intime de cette voix, elle a répondu à cette supplique solitaire. Bien plus, elle l’a fait à haute voix, malgré elle, un cri qui a retenti dans ses appartements, et tous ceux qui se trouvaient là l’ont regardée fixement en se touchant le front d’un air entendu. « Sauve-le ! Sauve-le, même si cela peut détruire tout ce qui m’est cher ! »
Même à présent elle ignore pourquoi elle a réagi ainsi.
Elle est étendue sur sa couche, à présent, plongée dans le miasme des espoirs et des rêves d’autrui, et elle sent sa propre identité qui lui revient, lente, indistincte, une forme obscure qui s’affirme, juste hors de sa portée, telle une brume…